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s’évanouisse, la féerie géographique d’un été de folie. Elle a réalisé pour nous la tentation de saint Antoine, la sarabande où passaient pêle-mêle, dans le cerveau en délire de l’ermite, les hommes de toute race et de toute couleur, les filles de tout sourire, l’humanité d’outre-rêve avec ses théâtres et ses danses, ses palais et ses princes, ses temples et ses dieux. Sur la place solitaire où les collégiens jouaient à la balle entre des conscrits qui apprenaient le maniement d’armes, il semble qu’on ait concassé en menus fragmens l’énorme globe que nous regardions tourner l’autre jour. On a rassemblé là des exemplaires de tous les fils d’Adam, drainés sur toute la surface de cette mappemonde ; comme si l’on eût voulu, devant le tombeau de Napoléon, mettre dans les yeux du mort la vision de la conquête universelle.

Car ils relèvent tous à quelque titre du drapeau de la France, ces hommes si dissemblables. Les autres exotiques ont débordé sur le Champ de Mars ; on les trouve un peu partout, dans le bazar chinois, dans le bazar indien ; des marchands grecs, maronites, armemens surtout, se sont incrustés, avec leurs étalages identiques, dans chaque réduit des maisonnettes qui racontent l’histoire de l’habitation ; mais leur quartier-général est à la rue du Caire. Elle aura compté pour une bonne part dans le succès matériel de l’Exposition, la rue désormais légendaire ; c’est d’elle que s’enquièrent tout d’abord le provincial et l’étranger, comme ou demande la ville chinoise en entrant sur le champ de foire de Nijni. Dans notre Égypte en miniature, le décor est ingénieux ; les perspectives du petit bazar, adroitement ménagées, donneraient une illusion suffisante, n’étaient ces vendeuses d’opérette, chargées de sequins, et qui n’ont pas eu la peine de passer la mer. On a voulu flatter la manie du Parisien, toujours enclin à se représenter l’Orient comme « un pays à femmes ; » tandis que l’Orient est, par définition, un pays où l’on ne voit pas la femme. On n’y voit en public que les gazyeh, les almées, comme nous disons ici (la véritable almée est une chanteuse qui ne danse jamais). Nous en possédons un bel assortiment. Même aux bords du Nil, dans leur cadre pittoresque, à Siout ou à Quéneh, chez les braves consuls coptes qui trient pour le voyageur les plus présentables d’entre elles, les gazyeh sont un cruel désenchantement. Mais ici, ces créatures sans nationalité, sans âge, rompues de fatigue, qui se trémoussent dans un cadre indécis entre la foire de Tantah et la foire de Neuilly, entre le Marché aux poissons du Caire et le boulevard extérieur… Ce ne sera pas un des moins curieux souvenirs de l’Exposition, pour les gens familiers avec les scènes du Levant, d’avoir vu notre société élégante s’empiler dans les musicos fréquentés là-bas par les matelots d’Alexandrie et de Port-Saïd. Du