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Dans les heures de loisir que lui laisse cette vie brillante et bruyante, il recommence ses études musicales : il a vite fait de dédaigner les leçons de Haydn, qui « ne s’occupe pas assez de lui ; » et le voici travaillant le contrepoint chez Albrechtsberger, le maître du cantus fîrmus, l’observateur inflexible des régies anciennes. Dans les salons où il va le soir, on l’invite à composer d’aimables fantaisies, des sérénades, des sonates toutes pleines des faciles et charmans artifices mis à la mode par Mozart ; le lendemain, Albrechtsberger veut le forcer à apprendre des règles, à composer des fugues sans aucune licence. Les deux directions sont exactement contraires : il faut choisir. Beethoven, insensiblement, se voit amené à choisir celle où l’attendent l’approbation des gens qui l’entourent, le succès, la gloire : il s’y voit amené d’autant plus que son professeur semble mettre à son enseignement un excès de rigueur. Le maître contrepointiste, en effet, ne paraît pas s’apercevoir que l’élève dont il corrige les fausses relations est en train de devenir une des célébrités musicales de Vienne, qu’il a de plus une âme ardente de musicien, toute au besoin d’épancher les sentimens qui l’agitent.

Les devoirs de contrepoint de Beethoven sont pour la plupart assez mauvais : il y a des fautes dont toute la discipline d’Albrechtberger ne parvient pas à le corriger. Mais le pis est que ces devoirs témoignent d’une négligence qui s’accentue de jour en jour. En même temps les compositions publiées par le jeune musicien témoignent, comme nous l’avons dit, d’un dédain croissant pour la contexture serrée de la musique classique : et les recherches de contrepoint y cèdent la place à des recherches de rythmes originaux, à des inventions pleines de fougue et d’éclat, mais faciles, en somme, et d’un charme passager. Les premières œuvres publiées à Vienne, et créées encore sous l’influence des études de Bonn (citons seulement le finale du à trio, op. 1, un des chefs-d’œuvre du maître), sont suivies bientôt d’œuvres plus larges, plus brillantes, mais d’une bien moindre perfection technique[1]. La rigueur du professeur a dégoûté l’élève de la science même qu’il lui enseignait : Beethoven tend de plus en plus à devenir un virtuose de génie.

Nous avons beau étudier tous les faits de ces premières années vécues à Vienne : nous n’y découvrons rien qui ne confirme cette conclusion pessimiste. Beethoven n’a rien gagné à quitter Bonn :

  1. Avec sa clairvoyance habituelle, Beethoven ne devait pas tarder à se rendre compte de cette infériorité des œuvres de sa seconde manière. La plupart lui étaient devenues odieuses. Il disait de son Septuor et des compositions du même genre : « J’y ai bien mis du sentiment naturel, mais trop peu d’art. »