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après-midi entières à déchiffrer les basses dans des partitions, à accompagner les solistes et les chœurs. Aux momens de loisir, Beethoven allait chercher Neefe, qui cultivait son jardin dans un faubourg de la ville : on revenait à Bonn et la leçon commençait : à peine s’il restait du temps à l’enfant pour préparer ses exercices de toute sorte.

N’importe, c’était pour lui une vie active. Il se rendait utile, il se sentait pris au sérieux, et il en était résulté dans son âme comme une première éclaircie de gaîté. Malgré l’extrême sévérité de Neefe, qui ne manquait pas une occasion de le rappeler à la modestie et le raillait sans scrupule, il s’attachait à lui et lui savait gré de ses leçons. Aussi bien, son attachement et sa reconnaissance étaient des plus mérités : c’est à l’enseignement de Neefe qu’il doit d’avoir pu faire fructifier ses dons naturels, et toutes les directions musicales qu’il reçut plus tard n’étaient faites que pour contrarier et atténuer l’excellent effet de celle-là.

Dans un fragment de sa Correspondance qui a été souvent publié, Neefe nous fait connaître lui-même le programme des choses qu’il apprenait à son élève. « Louis van Beethoven, écrit-il en 1782, joue du piano très vite et avec une grande force, déchiffre parfaitement, et, pour tout dire d’un mot, il joue en grande partie le Clavecin bien tempéré de J. -S. Bach, que M. Neefe lui a mis entre les mains. M. Neefe lui a aussi donné, à ses instans de loisir, quelques notions d’harmonie, et maintenant il l’exerce dans la composition. »

Les progrès de Beethoven dans l’étude du piano avaient été en effet très rapides. Les exercices qu’il avait joués si longtemps, en assouplissant ses doigts, lui avaient donné une extrême agilité et un extrême brio. Le Clavecin bien tempéré et les sonates de Philippe-Emmanuel Bach l’avaient habitué à la polyphonie, le forçant à marquer les diverses parties avec les intonations convenables. Malheureusement rien de tout cela ne pouvait lui apprendre à jouer d’une façon délicate et légère, et il ne semble pas que les leçons de Neefe soient parvenues à lui donner toutes les qualités d’un pianiste accompli. Son jeu, à cette époque, était précis, plein de force et de vie, mais toujours empreint d’une certaine dureté[1]. La lecture à vue, en revanche, sans doute sous l’influence des fonctions

  1. La musique, pour Beethoven, a toujours consisté uniquement dans l’expression. « Lorsque, en jouant du piano, raconte son élève Ries, je manquais une note, etc., il ne disait rien ; mais si j’omettais de faire un crescendo, de marquer une expression, ou si j’altérais le caractère d’un morceau, il se mettait en fureur : il disait que le premier cas était un accident négligeable, tandis que le second dénotait un manque de sentiment. »