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auteurs classiques qu’il a pu recevoir d’eux, à vingt ans, lorsqu’enfin il les a rencontrés, une empreinte profonde et ineffaçable, et s’y attacher tout de suite avec un enthousiasme plein de jugement. L’éducation classique ne doit pas servir à donner des connaissances, mais à façonner des esprits capables de connaître et de créer. Par une singulière grâce de sa nature, où se sont jointes encore les circonstances de sa vie d’enfant, l’esprit de Beethoven s’est d’avance trouvé façonné et mûri : viennent les connaissances, tout à l’heure, il saura y faire le choix le plus sage, et en tirer le plus intelligent parti.

Beethoven ne fut instruit que dans une seule chose, la musique. Il est difficile de savoir exactement à quel point il profita des leçons de son père et de son professeur Pfeiller : on peut du moins présumer que son éducation se borna à des exercices tout mécaniques, que son talent de violoniste apparut dès lors très médiocre, et que sa première étude du piano lui acquit seulement l’agilité des poignets et la souplesse des doigts. Mais sitôt qu’il eut vaincu les premières résistances, cette musique qu’il entendait pratiquer tout autour de lui, et qu’il s’habituait à considérer comme l’unique objet de sa vie, il est vraisemblable qu’elle accapara toutes les forces vives de son esprit. À son insu, elle trouva en lui une résonance profonde, qui l’empêcha de tirer un parti bien excellent des leçons purement techniques qu’on lui donnait. Par un trait qui se rencontre à chaque pas de son histoire, il prit, dans la défense même qui lui en était faite, un désir plus violent de composer de la musique et de sacrifier l’assouplissement de son doigté à la libre expression de ses sentimens intérieurs. Son père lui interdisait d’improviser, de songer à autre chose qu’à ses exercices. Un soir que l’enfant avait à montrer ce qu’il avait appris dans la journée, il se met à jouer un morceau de sa composition : « Écoute cela, dit-il, n’est-ce pas joli ? » Le père refuse d’entendre, et le rappelle à son devoir. Mais le lendemain Louis ne put s’empêcher de recommencer : « Écoute ceci, dit-il, cette fois, c’est vraiment joli. » Il se promenait au bord du Rhin en rêvant des chansons. Ou bien il s’asseyait dans sa petite chambre et regardait fixement devant lui ; et lorsque la fille du boulanger, après l’avoir appelé longtemps, parvenait enfin à le faire sortir de sa méditation, l’enfant lui expliquait « qu’il avait pensé à une chose de musique si belle, qu’il en était tout heureux[1]. »

  1. La source où nous prenons ces trois anecdotes est, par exception, assez peu sûre : ce sont les Souvenirs de l’illettré Fischer, le fils du boulanger de la Rheingasse. rédigés en 1857. Il nous semble pourtant que les traits cités, et deux ou trois autres, se distinguent des informes bavardages qui les entourent, dans le manuscrit de Fischer, par un ton plus net et plus sincère. Il est d’ailleurs certain que la sœur de ce Fischer (Cécile), morte en 1845, a été l’amie et la camarade de jeux du petit Beethoven.