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emprisonne la littérature, comme le savoir-vivre asservit la société. Les auteurs traînent après eux, comme un poids mort et lourd, tous les préceptes, les traditions, les habitudes de leurs devanciers. Le choix du vocabulaire correct, élégant, noble, l’art des expositions, des développemens, des dénoûmens, les procédés de généralisation et d’abstraction, la loi de tout voiler, de tout atténuer, de tout subtiliser, enfin la langue et les règles ne laissent rien passer que de banal et de pareil à ce qu’on a déjà vu. Ceux qui seraient capables de voir la nature ne peuvent la rendre, parce que les moyens qui sont à leur disposition s’y opposent. Même quand ils ont pris le contact de la vie, il n’en arrive, il n’en demeure dans leur œuvre que ce que M. Taine appelle si bien un « résidu évaporé. » Ceux qui apportent une observation nouvelle ne parviennent pas à la mettre en valeur ; voyez Palissot et sa comédie des Courtisanes, hardie de conception, d’une exécution si insuffisante et si pâle.

Peut-être a-t-il manqué à la comédie du XVIIIe siècle un Molière. Cependant à voir l’impuissance de tant de gens, dont beaucoup eurent du talent, je serais tenté de croire qu’il fallait quelque chose de plus qu’un homme. Il fallait que le temps et les révolutions fissent leur œuvre. Il fallait que le vocabulaire élégant, le style académique, le purisme grammatical, fussent détruits, que les salons et le goût des salons fussent emportes, que les moules, les formules, les règles et les genres fussent brisés, que la liberté de tout dire fût rendue et permit de tout penser et tout représenter. Non qu’il n’y eût dans ces choses destinées à périr beaucoup de bon. Mais en se fixant elles avaient perdu l’efficacité : de soutiens, elles étaient devenues des gènes. Ce qu’elles avaient d’excellent était impérissable, et devait se retrouver dans des formes nouvelles, mieux adaptées au temps présent. La ruine de la société du XVIIIe siècle et le romantisme, voilà les deux conditions sans lesquelles la comédie ne pouvait renaître. Le romantisme n’a rien produit en fait de comédie ; mais il a déblayé le terrain et mis le talent de ceux qui viendraient après en état de produire. Alors, ce sont précisément les principes de Diderot qui se sont réalisés dans des œuvres que l’avenir classera, mais qui, certes, sont parfois originales et fortes. Les circonstances sociales et les habitudes littéraires en avaient suspendu la fécondité : elle s’est manifestée tout entière, quand la société et la littérature eurent été renouvelées.


G. LANSON.