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désirer un monde idéal où les femmes seraient sans coquetterie et les hommes sans amour-propre : car alors de quoi ferait-on des pièces ? et, qu’on se retrancherait de jolies choses à dire !

À défaut d’idéalisme, trouvera-t-on au moins dans le théâtre du XVIIIe siècle une représentation exacte de la réalité ? Je ne parle même pas de ce naturalisme substantiel et puissant qui, exprimant la réalité entière, l’invisible aussi bien que la visible, la ramasse dans une représentation si caractéristique que cette condensation de l’expérience ne se distingue presque plus des conceptions de l’idéalisme. La comédie du XVIIIe siècle nous fournira-t-elle au moins une peinture vive, expressive, complète de la réalité extérieure ? Hélas ! non. Ils n’ont même pas l’idée de la vérité. Beaumarchais croit être vrai, parce qu’il fait ranger des meubles et, allumer des lampes par des laquais pendant les entractes ; il croit donner ainsi à sa pièce le mouvement continu de la vie réelle, où rien ne s’arrête. Quoi qu’on en ait dit, l’information que nous tirons de la comédie est mince. Avec cet étonnant Figaro, le document le plus important sur les mœurs est encore l’ennuyeux théâtre de La Chaussée, parce qu’il est la première manifestation considérable de la sensibilité dans la littérature, quinze ans avant Jean-Jacques Rousseau. Mais, on général, il n’y a rien dans toutes les œuvres dramatiques du siècle qui n’ait été dit ou plus fortement, ou plus justement ailleurs. Elles ne servent guère que de justification, d’éclaircissement, d’illustration aux documens essentiels. Si je veux connaître les mœurs de ce temps-là, pour une ou deux comédies qu’il me faudra feuilleter, combien de romans, de contes, de dialogues, de mémoires, de lettres, sans compter les tableaux et les estampes, me seront plus précieux et plus instructifs ! Voyez où MM. de Goncourt, pour étudier la femme au XVIIIe siècle, M. Taine pour décrire la société de l’ancien régime, ont puisé leurs renseignemens. Au contraire, qui ferait l’histoire des mœurs du XVIIe siècle sans interroger sans cesse et Molière et Corneille et Racine, souvent aussi Dancourt et même Regnard ? C’est qu’ils ne répètent pas, ceux-là : ils ajoutent et ils révèlent. Et même pour peindre les mœurs, il faut peindre la vie, et j’ai dit que le XVIIIe siècle ne le peut pas. L’esprit qui peut, dans le roman, dessiner des profils amusans, est impuissant au théâtre à faire vivre des personnages. Comparez l’effet des Précieuses ridicules, charge outrée d’un travers disparu, avec l’impression produite par le Cercle, portrait si fidèle de la frivolité mondaine, qu’on accusa. L’auteur d’ « avoir écouté aux portes : » les Précieuses font rire tous les jours les spectateurs les plus ignorans du passé et pour une fois qu’on nous a rendu le Cercle, vous vous rappelez