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traitent, ils n’y mettent pas un caractère vivant. Leurs personnages ne sont jamais des êtres moraux, mais seulement des définitions morales. Tout ce qu’ils disent n’est que leurs définitions traduites on termes particuliers, tout ce qu’ils l’ont est l’expression symbolique de leurs définitions. La vie n’a pas cette précision sèche et rectiligne : son plus sensible caractère est que tout y rayonne, que chaque chose touche et tient à plusieurs, que rien n’est signe, effet ou cause d’une chose qui ne soit ensemble effet, cause ou signe de quelques autres. Au contraire, dans la comédie, chaque mot, chaque acte d’un personnage ne contient que la formule et la contient toute : un rôle est une série d’équations où l’un des termes ne varie pas. Il n’y a pas de développement du caractère : tout ce qui est au commencement se retrouve à la fin, quand l’auteur ne l’annule pas d’un trait de plume. Le glorieux ne dit rien, ne fait rien qui ne le proclame glorieux ou qui annonce autre chose en même temps : le mécanisme est trop bien réglé, d’un jeu trop sûr et trop continu ; je devine un automate et non un homme. Le père de famille est partout et toujours père de famille : en parlant, en se taisant, en s’asseyant, en marchant, dans son geste, dans son costume, il se déclare père de famille. Il ne se repose pas : son ressort est monté, il faut qu’il fonctionne sans arrêt, même à vide.

Rien ne contribua plus à boucher les yeux aux auteurs dramatiques que la sensibilité qui envahit la scène vers le second tiers du XVIIIe siècle. Cette maladie, que Rousseau rendit générale, mais qui gâte déjà toute l’œuvre de La Chaussée, rend impossible toute étude de l’homme. Elle impose aux écrivains une psychologie de convention par son dogme fondamental de la bonté essentielle de la nature humaine et la bonté se mesure à la sensibilité. L’homme sensible a reçu de la nature les germes des vertus ; il est fait pour l’amour, pour l’amitié, pour la bienfaisance ; il ne peut voir un être bon ou innocent, un effet de bonté ou d’innocence sans s’attendrir ; même à l’idée abstraite et sur les mots de vertu, d’humanité, de nature, d’amour, un trouble puissant agite son âme ; à tous les instans de sa vie il sent ; et, comme il est fier de sentir puisque c’est par là qu’il prend conscience de sa vertu, il ne contient pas, il étale ses sensations ; il se pare de son désordre et de ses larmes ; et tout son cœur se fond dans une sympathie délicieuse. Le méchant, c’est l’égoïste, à l’œil sec. On le montre rarement : car la nature est bonne et le spectacle de la vertu est doux ; l’homme sensible est dans toutes les pièces.

Quel théâtre veut-on qu’il sorte de là ? une comédie idéaliste ? oui, en un sens, et capable de discréditer l’idéalisme. Partout la même idée d’une raison courte est substituée ; à l’observation des