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suggérèrent à Diderot beaucoup de vues nouvelles : à défaut de la vérité, elles avaient le mouvement et l’énergie qui manquaient tant à nos comédies et la grossièreté même de leur style mélodramatique était efficace pour nous désabuser de l’esprit chatoyant et du langage épigrammatique.

Les idées de Diderot valent mieux que l’usage qu’il en fit. Laissons là le Fils naturel et le Père de famille : ne regardons pas ses pièces, mais ses théories. Je sais bien que ces théories mêmes sont parfois aventureuses, et M. Lonient, après bien d’autres, signale ce qu’elles contenaient d’illusion et d’erreur. Je ne tiens pas, pour moi, à cette division de la poésie dramatique qui, plaçant aux deux extrémités de l’art le burlesque et le merveilleux, reliait la comédie et la tragédie par les genres intermédiaires de la comédie sérieuse et de la tragédie domestique. On peut encore mieux s’étonner d’entendre Diderot affirmer que, de son temps, l’art dramatique est encore dans l’enfance. Il y a longtemps aussi que l’on a dit que peindre les conditions, et non les caractères, était une chimère. Car si l’on ne veut qu’expliquer les devoirs d’un état sans les présenter dans leur rapport avec les sentimens des hommes, on ne peut faire qu’un dialogue moral et non un drame. Pour bâtir une pièce sur la donnée que Diderot indique, il faut ou rechercher de quelle lente et puissante influence la condition pénètre le caractère et le modifie, ou exposer quels conflits surgissent de la condition aux prises avec le caractère. Mais l’erreur de Diderot n’est pas de conséquence, puisqu’en fait on ne pout séparer le caractère de la condition ; et au contraire elle peut devenir un principe fécond, si l’on y voit le conseil de ne pas peindre les passions abstraitement dans le vague, mais de les prendre dans les formes réelles dont les diverses professions des hommes les revêtent. Par là, Diderot nous force à nous rapprocher de la vie, et à retenir cependant les deux degrés de généralité dont un caractère est susceptible, de façon à nous empêcher de nous perdre dans l’insignifiante diversité des humours individuelles. Je n’ignore pas enfin ce qu’on peut dire contre l’entêtement de Diderot, qui veut mettre dans les pièces des « tableaux » à la place des péripéties et des coups de théâtre. Mais replaçons son idée dans son temps, pour en voir le sens et la portée. Ces attitudes pittoresques par où les personnages expriment l’agitation de leur âme, si elles ne doivent pas naître d’une combinaison surprenante d’événemens, quelle on sera la cause ? Évidemment le contact et le conflit des passions. Ce qui revient à dire que l’intérêt du drame est dans l’expression des sentimens intérieurs ; et l’essence du poème dramatique redevient la peinture de l’âme humaine, non pas cette analyse descriptive qui n’est que la dissertation d’un philosophe, mais cette synthèse