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grossissant et se renforçant. De nos jours les vrais héritiers de Molière sont relégués au Palais-Royal, tandis que la postérité inconsciente, mais authentique, de La Chaussée a envahi la maison de Molière.

Dégageons, en effet, les tristes pièces de La Chaussée de leur triple enveloppe de mauvais style, de sensibilité fausse et d’absurdité romanesque : qu’y trouvons-nous ? Un mari à bonnes fortunes, écrasé par la grandeur morale de sa femme, et qui se met à l’aimer furieusement quand il s’est rendu indigne de pardon : voilà le Préjugé, Un fils naturel, rival de son père, et lui réclamant son nom presque l’épée à la main : voilà Mélanide. Une fille (‘levée loin de la maison et sacrifiée à un frère indigne par la préférence injuste de sa mère : voilà l’Ecole des mères. Ainsi les relations de famille et leurs altérations, les affections et leurs troubles, leurs perversions, leurs révoltes, au contact des préjugés et des institutions, en un mot, dans notre vie que règlent les lois et les mœurs, tous les sujets de malheur et de larmes qu’introduisent les passions, tel est le domaine dont le nouveau genre prend possession dès le premier jour. Et il développe son action dans le cadre ordinaire de la vie bourgeoise, parmi les soins, les intérêts, les amusemens qui font l’occupation du public, entre gens tels sur la scène que nous sommes, nous de l’orchestre et des loges : de telle sorte que la pièce est bien de plain-pied avec nous. Cette définition de la comédie larmoyante n’est-elle pas en somme précisément celle de notre comédie contemporaine, morale, pathétique, et qui remplace pour nous la tragédie et le drame romantique ?

Diderot, qui passa de son temps pour un créateur, ne fit en somme qu’appliquer aux idées de La Chaussée sa logique fougueuse et son esprit de suite dans la rêverie. Il eut de plus l’avantage de connaître le théâtre anglais. En Angleterre s’était développé depuis le commencement du siècle, sous l’influence du rigorisme protestant, et par réaction contre les pièces dissolues de la Restauration, un genre sérieux et moral qui peu à peu avait abouti, comme en France, à remplacer le ridicule par le pathétique. Dans ce pays, comme chez nous, la sensibilité sévissait, et de ce côté nous n’avions rien à apprendre ni à envier. Mais le théâtre anglais, où les règles classiques n’avaient jamais pu s’acclimater, avait gardé une liberté d’allure, une violence d’action, une familiarité de langage, qui donnaient aux œuvres une forte saveur bien différente du sérieux réglé des pièces françaises. Aussi Georges Barmwell, le Joueur, quelques autres drames encore, qui à leurs mérites propres ajoutaient celui de venir du peuple libre et sensé, eurent-ils une influence considérable sur le développement de notre théâtre. Ces pièces