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dans la comédie l’avantage de ne pas mettre en jeu l’austérité de la loi morale. Elle appelle la raison, non la conscience, à juger les actions : elle présente les caractères dans leur rapport au vrai. Le mal, le vice, se réduisent au faux, à l’absurde. Ceux qui vont contre la nature n’excitent pas la haine, quoiqu’ils pèchent, ni la pitié, quoiqu’ils souffrent : ils ne voient pas qu’ils ne souffrent que de ce qu’ils pèchent ; ce sont des fous ou des sots, et par là ils sont ridicules. Mais quand on fait appel au jugement de la conscience, les seules émotions qui puissent s’y associer sont l’admiration et l’indignation. Aussi Destouches, en rapportant tout à l’idée morale, fut-il poussé tout doucement et sans s’en douter vers l’emploi du pathétique. Car enfin la comédie ne pouvait rester impassible, et dès qu’elle ne faisait pas rire, il fallait qu’elle fît pleurer. Destouches fit donc le Glorieux : autour d’un comte momentanément glorieux, et d’un vieillard un peu grondeur, un peu libertin, un peu vaniteux, — voilà la part des vices, — il disposa un valet humble, une soubrette innocente, un jeune homme qui lui offre le mariage, à une femme de chambre ! En plein XVIIIe siècle ! Puis un père… Ah ! ce n’est pas un père de comédie, ce père en haillons qui, drapé dans sa pauvreté et dans sa paternité, porte le pathétique, et parfois jusqu’aux larmes, dans toutes les scènes où il élève sa voix auguste. De dessein prémédité, l’auteur coupe court aux effets comiques que le sujet amenait naturellement : ce n’est pas en faisant rire qu’il eût « mis la vertu dans un si beau jour qu’elle s’attirât la vénération publique. »

Le Glorieux nous conduit aux extrêmes limites de la comédie définie par Boileau. Il n’y avait qu’un pas à faire pour en sortir. Ce fut La Chaussée qui le fit. Mélanide (1741) réalisa pour la première fois dans toute sa pureté le type nouveau du poème dramatique, ayant l’instruction pour but, l’émotion pour moyen, et pour matière la vertu malheureuse. Assurément toutes les pièces de La Chaussée, quoiqu’elles aient fait pleurer les femmes en leur temps, sont misérables, ridiculement romanesques, insupportablement moralisantes, sans caractères et sans psychologie, sans style. Mais ces œuvres, qu’on ne peut jouer, et qu’on ne peut presque pas lire, marquent un des points principaux de l’évolution de notre littérature dramatique. Il est oiseux de discuter si la comédie larmoyante est dans les anciens, ou dans Molière, ou dans Boursault, ou dans Destouches. C’est un fait : avant La Chaussée, la comédie en France est orientée vers le rire ; après lui, elle s’oriente vers les larmes. À ce moment la comédie se partage en deux courans qui divergent : le courant principal, unique au XVIIe siècle, soigneusement endigué par Boileau, s’étrécit et s’appauvrit de plus en plus ; l’autre qui se détache alors est allé, à quelques interruptions près, sans cesse