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leur froide sensualité. La sensibilité du siècle qui s’ouvrait s’annonçait par un amollissement de la comédie. Le XVIIIe siècle ne devait pas laisser tarir cette veine. L’amour y était la grande affaire de la société : mais l’amour compatible avec les convenances sociales, sans brutalité ni violence, apprivoisé, poli, refroidi. Cet amour mondain, fait d’esprit et d’égoïsme, fait partie intégrante de la peinture des mœurs en même temps qu’il en donne le cadre. Mais souvent aussi on s’intéresse à lui seul, on l’isole, on en fait le tout et le fond de l’œuvre. On recherche toutes les nuances de l’amour du siècle, ses applications diverses, les ombres de passions dont il s’accompagne, la jalousie, point meurtrière, occasion de piques légères et de mines gracieuses, l’indiscrétion, les caprices, l’éveil des sens chez les adolescens, leur réveil chez les vieillards. Pour étoffer la pièce, on revient à la comédie d’intrigue en effaçant le valet derrière les amans, à qui appartiennent les ruses et les déguisemens. Mais surtout il est une forme de l’amour que le XVIIIe siècle poursuit d’une curiosité infatigable : celle qu’il pouvait le moins connaître, l’amour ingénu. Que d’hypothèses on fait alors, en combinant à toutes doses la naïveté, la tendresse, la jalousie, l’inquiétude, qu’on suppose être les élémens du problème, en dépaysant l’amour mondain dans des fictions mythologiques ou féeriques, en l’habillant à la paysanne, à la grecque, à l’orientale, pour expliquer comment, dans un cœur tout neuf, s’éveillent des sensations inconnues qui en troublent l’innocence sans l’éclairer ! Si l’on ne réussit guère à résoudre la question, c’est que la donnée principale échappait : comme nous le montre La Chaussée, quand il prend Mlle Gaussin pour type de l’amour ingénu, cette bonne Gaussin qui, de sa vie, ne refusa à personne, comme on sait, ce qui ne lui coûtait rien à donner. C’est de là que sort Marivaux : toutes les formes de la comédie galante sont représentées dans son œuvre. Voici l’amour ingénu dans Arlequin poli par l’amour. Voici les déguisemens et les quiproquos, dans l’Épreuve, les Fausses confidences, le Jeu de l’amour et du hasard. Enfin, la Surprise de l’amour, le Préjugé vaincu, le Petit-Maître corrigé, le Legs, c’est l’amour aux prises avec les préjugés, les bienséances et les habitudes du monde. Molière, en quelques scènes éparses dans son œuvre, avait marqué d’un trait juste et fort le progrès, la lutte, et l’accord des sentimens dans de jeunes cœurs. Après lui, toutes les affaires de l’amour, ses joies et ses peines, avaient été réduites à un mécanisme artificiel et monotone. Marivaux eut le mérite d’y remettre la vérité et la poésie. Il reprit l’ébauche de Molière et en fit d’après nature un dessin très poussé ; il rechercha tous les détails que le maître avait éliminés de ses larges études, accusant les moindres traits et les plus fines ombres. Il ne laissa rien à dire sur le jeu de