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Comme bien d’autres à Paris, mais naturellement avec des motifs de regret tout particuliers, les artistes appartenant à l’Institut ressentirent vivement la perte de ces chefs-d’œuvre dont plusieurs d’entre eux, y compris Denon lui-même, avaient jadis désapprouvé le transport en France, mais que tous, après ce qui s’était passé en 1814, avaient dû y croire installés pour jamais. Ils en voulaient d’autant plus au roi et à ses ministres de la résignation facile avec laquelle ils avaient cédé aux exigences de l’ennemi, que les assurances données par eux d’abord avaient été plus formelles et leurs essais de résistance en apparence plus sérieux. Tout était désormais bien fini. Après la démission et le départ de Denon, les galeries du Musée étaient, devenues à la fois un entrepôt où des experts de hasard faisaient leurs choix sans surveillance et sans contrôle, et une caserne où des soldats, sur l’ordre de leurs chefs, empilaient dans des caisses fabriquées à la hâte les tableaux et les statues, au risque, — comme cela eut lieu pour plusieurs œuvres de l’art italien et de l’art antique, — de les lacérer ou de les briser. Il y avait là pour les membres de la classe des beaux-arts un sujet d’indignation de plus, et les sentimens que leur avaient fait éprouver les procédés employés s’ajoutant à la douleur causée par la spolia-lion même, ce fut avec des applaudissemens unanimes qu’ils accueillirent, dans la séance publique du 28 octobre 1815, les paroles de leur secrétaire perpétuel flétrissant hautement ces excès.

« Nos pertes sont irréparables, disait Lebreton ; ne pas les déplorer ici serait d’une insensibilité honteuse ou une lâcheté. Sans doute, c’est à l’histoire qu’il appartiendra de prononcer sur la justice ou sur l’injustice qui les a produites, de juger les formes qui les ont accompagnées ; mais nous sommes déjà fondés à croire qu’elle ne dira point que notre nation, qui s’était enrichie de tant de chefs-d’œuvre, se soit montrée indigne de les posséder. Ennoblissons au moins notre malheur par la persuasion qu’il ne fut point mérité… » Et, plus loin : « On ne dira pas non plus que la France ait manqué de magnificence pour ouvrir à ces chefs-d’œuvre un temple digne d’eux, ni de générosité pour en faciliter l’accès à tous les étrangers, amis ou ennemis ; il semblait ne plus exister dans son auguste enceinte de haines ni de rivalités nationales. Nous jouissions peut-être davantage parce que nous faisions jouir les autres…

« Telle est, si je ne me trompe, la vraie morale des beaux-arts,