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dont se compose l’univers : l’une physique et proprement scientifique, l’autre psychologique, qui seule intéresse et intéressera toujours la morale. La représentation purement physique et scientifique, sous forme de phénomènes et de rapports, sera considérée comme symbolique : les savans seront obligés d’avouer que la science positive roule sur des représentations incomplètes, signes mis à la place des objets mêmes, tout comme les lettres algébriques remplacent les nombres, et les nombres les objets concrets. Un système de signes, c’est au fond un système de mots, une langue, et la science pure ne sera considérée un jour que comme « une langue bien faite. » La représentation psychologique des choses, au contraire, apparaîtra comme la représentation de leur réalité intérieure, leur vraie « réalisation » dans notre conscience, selon l’expression anglaise que préfère M. Josiah Royce.

Ceci posé, la réalisation d’autrui dans notre pensée peut être plus ou moins complète, et c’est, comme nous allons le voir, selon ce degré de réalisation que nos actes diffèrent en valeur morale. Quand je pense à vous, je puis ne réaliser que très imparfaitement votre conscience dans la mienne ; si, par exemple, je prends du plaisir à vos dépens et en vous causant de la peine, c’est que j’ai pleine conscience de mon plaisir, à moi, tandis que votre peine, à vous, reste pour moi à l’état de simple mot, de signe, de symbole : je ne me la représente pas dans sa réalité, je ne la réalise pas en moi, je ne la sens pas comme vous la sentez. Mais, si j’avais à la fois conscience de mon plaisir et conscience de votre peine, il est clair que mon plaisir serait contre-balancé, et je cesserais de vous faire souffrir. Lorsque je vous fais souffrir, je traite donc de nouveau mon semblable comme un simple phénomène et une ombre dans ma conscience, comme un personnage dans mon rêve, non comme une vraie conscience et une vraie réalité. Il en résulte que j’agis sans avoir la pleine conscience de toute mon action et de tout son effet ; je ne sens que son effet en moi, et je ne sens pas son effet en vous, qui reste pour moi une abstraction pâle et décolorée. J’agis donc aussi sans avoir conscience de vous-même. Supposons, au contraire, que je me mette pleinement « à votre place, » que j’aie la conscience entière et concrète de mon action en vous comme en moi, vous cessez d’être un spectre, un phénomène, une simple chose : vous devenez une conscience, une personne vivante, égale à moi ; j’ai conscience de vous comme si vous étiez moi, et votre conscience ne fait plus qu’une avec la mienne.

Une action égoïste pourra donc se définir une action où la conscience est unilatérale, où nous ne réalisons pas, par une représentation vivante, la conscience d’autrui dans notre propre conscience. Tout sentiment qui divise les hommes, comme la haine, la