Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Objectera-t-on que les existences autres que la mienne sont peut-être simplement des fantômes, des apparences sans réalité en dehors de moi ? C’est ce qu’ont prétendu les partisans d’un idéalisme outré, de ce que les Anglais appellent le solipsisme. Les écrivains anglais, familiers avec la philosophie de Berkeley, ont souvent agité ce problème, et parfois sous les formes de la fantaisie poétique. Dans Through the Looking Glass, Alice est admise à voir le roi qui dort, et Tweedledeo lui demande : « Savcz-vous a quoi il rêve ? — Personne ne peut le deviner, répond Alice. — Pourquoi pas ? dit Tweedledee triomphant ; il rêve à nous. Seulement, s’il cessait de rêver à vous, Alice, où supposez-vous que vous seriez ? — Où je suis maintenant, cela est clair. — Non pas, vous ne seriez nulle part. Vous êtes seulement une sorte de chose dans son rêve. Si donc le roi venait à s’éveiller, adieu ! vous vous évanouiriez, juste comme la lueur d’une bougie. » Pourquoi Alice avait-elle raison de ne pas vouloir être considérée comme un fantôme dans la conscience d’autrui ? C’est qu’elle avait elle-même une conscience, capable de sentir, elle aussi, de penser et même de rêver ; et, si le roi se fût éveillé, elle eût continué de sentir, d’avoir conscience. Elle n’était donc pas une espèce de chose conçue par la pensée.

Ce que nous appelons les choses, à y regarder de près, ce sont des ensembles de rapports, et ces rapports se ramènent, en dernière analyse, à des rapports entre nos propres sensations ; les choses extérieures, abstraction faite de leur fond, de ce qui fait leur réalité intime, ne sont que des phénomènes, et ces phénomènes sont des apparences pour quelque conscience. Voilà ce que Berkeley a soutenu. Qu’est-ce que l’univers purement physique, le monde des choses ou des phénomènes ? C’est mon rêve, ou le vôtre. Si je cessais de rêver, et vous aussi, et tous les êtres sentans, le monde des apparences ferait, comme l’a dit Schopenhauer, un plongeon dans le néant. Mais, quand je pense à vous, pourquoi n’êtes-vous plus simplement une sorte de chose dans mon rêve ? Encore une fois, c’est que vous avez conscience ou, si l’on veut, c’est que vous rêvez, vous aussi. Je ne vous attribue donc une réalité indépendante de moi qu’en tant que je vous attribue ou une conscience comme la mienne, ou quelque chose de ce que renferme ma conscience.

Même les prétendus objets inanimés, quand je me les représente philosophiquement dans leur réalité et non plus scientifiquement dans leurs rapports entre eux ou avec moi, je ne puis me les figurer que comme des forces, des tendances, des appétits, des activités, des volontés plus ou moins obscures, en un mot comme des