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placé « hors du domaine de la nature, » il ne se fait pourtant homme qu’en s’en distinguant, et le confondre avec la nature, sous prétexte qu’il y est effectivement enveloppé, c’est, afin de le mieux connaître, commencer par supprimer ce qu’il y a en lui de proprement humain. Je l’ai dit et je le répète, il n’y a pas d’erreur plus grave, parce qu’il n’y en a pas qui tienne moins de compte, dans la recherche de la vérité, de la nature même de la vérité que l’on cherche.

Que les savans s’abandonnent donc à toutes leurs audaces, et qu’ils réclament, en physique ou en chimie, en histoire naturelle ou en physiologie la pleine liberté de l’erreur. Mais qu’ils apprennent pourtant, ou plutôt qu’ils réapprennent que cette liberté même est bornée par la nature de l’objet dont ils s’occupent. On n’a pas le droit de nier le libre arbitre au nom du déterminisme universel ou la responsabilité morale sous prétexte que la nature ne nous donne, en effet, que des leçons d’immoralité. De ce que, par exemple, on nagerait admirablement ou de ce que l’on tirerait l’épée comme Saint Georges, il n’en suit pas sans doute que l’on puisse faire un poème épique ou résoudre un problème de géométrie transcendante. Semblablement, de ce que les animaux obéissent à l’impulsion de leurs instincts vulgivagues, il n’en suit pas que l’on puisse fonder la morale sur la légitimité des nôtres, ni de ce que la concurrence vitale est la loi de leur évolution, que la pitié ne soit pas au contraire celle de l’humanité. La première règle de la logique, c’est de conclure du même au même ; et cette règle, on se plaint que les savans ne l’observent pas quand ils attaquent les principes de l’ordre social avec des argumens qu’ils tirent de l’embryogénie de l’amphioxus.

Qu’ils ne craignent pas d’ailleurs que « la routine » devienne pour cela la maîtresse du monde. Avant que M. Anatole France et l’anonyme de la Revue scientifique nous eussent fait l’honneur de vouloir bien nous l’enseigner, nous nous étions douté que « tout n’est pas au mieux dans le meilleur des mondes, » et que, pour soulager leurs maux, si les hommes n’ont rien inventé de mieux que de les mettre en commun, ils ont cependant beaucoup à faire encore. Même, l’admiration, la dévotion, un peu béate, si je l’ose dire, qu’on professe publiquement pour la « Science », nous ne l’éprouvons pas, quant à nous, pour une organisation sociale où le progrès semble conditionné par tant de souffrances encore, tant de misère, et tant d’iniquité. Nous demandons seulement, si l’on veut toucher à cette antique organisation, que ce ne soit toujours que d’une main prudente, presque timide, avec des précautions pieuses, comme il convient en des questions où la moindre erreur se propage en ondulations infinies de souffrances. Mais nous demandons surtout que l’on ne fasse pas intervenir dans la recherche de la vérité morale des considérations qui lui sont étrangères,