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que ceux qui se constituent les interprètes ou les commentateurs des idées surveillent scrupuleusement leur parole et leur plume. Avec une seule idée fausse, le mal qu’ils peuvent faire est plus grand qu’autrefois de tout ce que, dans le siècle où nous sommes, le livre, le journal et l’annonce, ont ajouté de lecteurs à ceux des philosophes du XVIIIe siècle.

Mais ce n’est pas tout encore, et voici une autre manière dont les idées s’objectivent ou franchissent le passage de la « puissance » à « l’acte. » C’est qu’elles entrent dans le sang de la génération nouvelle, si l’on peut ainsi parler, c’est qu’elles lui deviennent des habitudes, ou plutôt, des instincts, des idées proprement innées, et en même temps le principe ou la règle de l’éducation. On croit penser par soi-même, on croit agir de son chef, on prend en pitié les « préjugés » des autres ; et la moitié de la vie s’écoule, ou parfois la vie tout entière, avant que l’on se soit dégagé de l’hérédité de ses parens, des leçons de ses maîtres, de l’exemple de ses contemporains, de l’esprit de son pays, de son temps et de son milieu. On vit, cependant, mais de quoi vit-on ? On agit, mais sous l’impulsion de quels mobiles agit-on ? On agit sous l’impulsion des idées que les siècles ont capitalisées en nous et pour nous, on vit sous la domination des idées, vieilles parfois de plusieurs siècles, qui sont devenues le plus intime de notre substance.

Et les plus déterminés partisans de l’impuissance des idées le savent bien. Car, pourquoi ne font-ils pas élever leurs enfans dans un autre milieu, dans une autre condition que la leur, pour un autre genre de vie ? Pourquoi ne les exposent-ils pas à toute sorte de contacts ou de compagnonnages ? ni ne les dirigent-ils eux-mêmes à peu près indifféremment, d’après une méthode quelconque, ou même sans aucune méthode ? Parce qu’ils ne nient pas, disent-ils, le pouvoir de l’éducation ? Mais qu’est-ce donc que l’éducation, sinon l’ensemble des moyens qui substituent aux mobiles instinctifs de l’action naturelle les motifs raisonnés de la morale sociale ? et ces motifs, que sont-ils eux-mêmes, sinon des abrégés, des résumés, des totalisations d’idées, si je puis ainsi dire, transformées par le temps et l’usage en principes de conduite ? Le moindre commandement que vous fassiez à l’enfant, le moindre conseil que vous donniez au jeune homme, impliquent une conception de l’objet de la vie. Commanderions ou conseils, si vous ne vous liez pas aux étrangers ou à l’expérience de la vie pour les inculquer à l’enfant, si vous voulez les lui donner vous-même, ou qu’on les lui donne tels que vous les voulez, c’est que vous ne doutez pas qu’ils ne se changent pour lui d’opinions en règles ou en motifs de ses actions. Mais si enfin une conception de la vie n’est pas ce qu’on appelle une « théorie, » ou une « idée, » alors c’est que nous ne savons plus ce que les mots veulent dire.

On refuse pourtant de se rendre, et l’on dit : M. Bourget lui-même