Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensent, les philosophes ne l’ont pas : j’y joindrai, si l’on veut, les théologiens et les jurisconsultes. C’est qu’il s’agit, dans leurs livres, de l’homme réel et vivant, de l’homme social, engagé dans les relations de la vie quotidienne, de l’homme enfin, tel qu’on ne le peut abstraire des autres hommes sans faire évanouir le sujet lui-même de l’observation. Pour faire de la morale ou de la jurisprudence, on ne peut pas commencer par poser un homme pur et indéterminé, qui ne serait ni le fils, ni le frère, ni le disciple, ni le mari, ni le père, ni le concitoyen, ni le relatif enfin de personne. Les grands métaphysiciens l’ont d’ailleurs bien compris, — sans en excepter Spinosa lui-même, dont les œuvres sont une Éthique et un Traité théologico-politique, — eux, qui depuis Platon jusqu’à Kant, n’ont pas fait de leur morale une superfétation ou une conséquence de leur métaphysique, mais au contraire de leur métaphysique le fondement, les prémisses et l’introduction de leur morale. C’est qu’ils n’ignoraient pas que, lorsque nous ouvrons un Traité du libre arbitre ou une Théorie des passions, nous n’y cherchons pas notre plaisir, mais notre profit ; nous ne demandons pas à l’auteur de nous étonner, mais de nous instruire ; nous ne nous prêtons pas à lui comme à un amuseur, nous nous y livrons comme à un guide ; et, ce n’est pas enfin une vérité lointaine, spéculative et indifférente, qu’il s’est engagé de lui-même à nous apprendre, mais une vérité prochaine, active, pour ainsi parler, et pratique. Tout cela lui enlève la liberté du paradoxe, et le droit de chercher la vérité « sans souci des applications qu’elle comporte. » Il a pris charge d’âmes, en traitant les questions d’où dépend toute la conduite humaine : — et si nous avons bien tiré les conséquences de ses principes, il n’a pas le droit de nous répudier, lui, qui n’a écrit que pour nous convertir à eux.

Les idées agissent d’une autre manière, moins directe, plus lente, mais non moins sûre, et plus envahissante, quand, au lieu des auteurs des actes, elles modifient les milieux où ils puisent les raisons de leurs-résolutions. Nous en avons un mémorable exemple dans l’histoire de la plus générale des idées, dont l’influence continue de s’exercer sur nous. Ce ne sont d’abord que des plaisanteries, de fines épigrammes, des mots, qui font douter les âmes simples de la vérité de leurs anciennes croyances. Cependant l’idée chemine : après s’en être moquée d’abord, elle s’irrite maintenant des contradictions qu’elle rencontre ; il ne lui suffit plus qu’on la tolère, elle veut qu’on l’accepte, elle prétend gouverner la conduite à son tour ; les plaisanteries se changent en injures, les épigrammes en grossièretés : après Montesquieu, Voltaire ; après Voltaire, Diderot ; après Diderot, « la coterie holbachique ; » après d’Holbach, M. Naigeon. L’ombre semble se faire ; un grand tumulte éclate ; une révolution détruit tout pour tout reconstruire ; et après vingt ans de luttes où l’on ne croirait pas que personne se fût souvenu de l’idée,