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Greslou. Il l’a provoqué à passer de la pensée à l’action. Les sentimens dont rougissait l’élève, le maître lui a fourni des sophismes pour s’en savoir gré ; il lui a persuadé que son insociabilité, changeant de nom, devait lui être un signe de sa supériorité ; il a déplacé enfin pour lui les limites du bien et du mal ; et je connais certes de plus grandes fautes, mais, avec M. Bourget, je n’en imagine guère dont un philosophe se doive plus douloureusement repentir. A la vérité, le « divin » Spinosa dit encore « que celui qui se repent d’une action est deux fois misérable et impuissant. «

Lorsque ce sont des romanciers, des auteurs dramatiques ou des poètes qui soutiennent, et, pour autant qu’il est en eux, qui répandent autour d’eux ces principes, ils ont tort, assurément ; et, parmi les corrupteurs des collégiens qui s’en sont nourris, je n’hésiterai jamais, pour ma part, à compter l’auteur de Rouge et Noir et celui des Fleurs du mal. J’en trouverais d’autres, s’il le fallait, parmi les fournisseurs de l’ancien Ambigu, qu’on excuserait difficilement, en « poétisant » le crime aux yeux du populaire, d’en avoir été la laideur et propagé l’imitation. C’est un point capital, en effet, de l’esthétique du mélodrame que le « traître » soit toujours puni, mais, qu’en attendant, pendant quatre actes et demi, ce soit aussi lui dont la fière scélératesse, les savantes menées, et les superbes coups d’audace tiennent en échec toutes les forces unies de la famille et de la société. Dans une littérature toute neuve, on pourrait donc accuser, — et nos pères, on le sait, ne s’en sont pas privés, — le théâtre et le roman de corruption et d’immoralité. Mais, aujourd’hui, blasés que nous sommes, nous savons tous qu’il en faut rabattre ; qu’un mélodrame ou qu’un roman, de quelque naturalisme qu’ils se piquent, n’en sont pas moins des fictions ; et quelle que soit la thèse que l’auteur y soutienne, nous savons, dès qu’il réussit, qu’il en a dû sacrifier une part de la démonstration à l’effet littéraire. Il en résulte que le danger, s’il y en a, se compense de lui-même. Inconsciemment, mais généralement, nous n’acceptons les conclusions de Valentine ou du Fils naturel, de l’Affaire Clemenceau ou de Madame Caverlet que sous bénéfice d’inventaire. On peut encore ajouter que le style, que le souci de la forme expressive, la préoccupation du mot ou de la phrase qui feront passer l’idée, la décantent elle-même, la filtrent, pour ainsi parler, la purifient ou la spiritualisent.

Il n’en est pas ainsi du moraliste ou du philosophe, de l’auteur d’une Théorie des Passions ou d’un Traité du libre arbitre. Ils ne se donnent point, ou. s’ils se donnent, ils n’ont pas le droit de se donner pour des « artistes, » ni leurs doctes élucubrations pour des rêves de leur imagination échauffée. Les géomètres, les astronomes, les chimistes ont ce droit ; seuls, de tous ceux qui écrivent ou qui