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le grand homme dans ce Bonaparte dont il parlait d’abord avec un peu de mépris. Le 13 décembre 1813, il écrivait à Parish : « Je n’ai pas seulement pressenti, j’ai prédit l’état présent de l’Europe dès les premiers temps de la révolution française ; vingt millions d’hommes jetés dans un tel état de confusion doivent, après s’être fait beaucoup de mal et en avoir beaucoup fait aux autres, devenir les sujets d’un despotisme militaire. Mais, bien que ce résultat soit, humainement parlant, inévitable, il ne peut être achevé que par un grand homme. De tels hommes, après tout, se forment toujours dans de semblables circonstances ; ou pour parler plus exactement, ces hommes existent toujours et ce sont les circonstances qui leur fournissent les moyens et les occasions. Il était inévitable qu’un grand homme, à la tête d’une nation guerrière et porté au pouvoir par l’épée, sentit la nécessité d’occuper au dehors des esprits ardens pour les empêcher de faire du mal à l’intérieur. Aussi la France, disciplinée et bien commandée, à l’état de guerre nécessaire avec ses voisins, a été l’objet constant de ma pensée et j’ai cherché en vain les talens qui pouvaient lui faire obstacle. Ils n’existaient point dans les cabinets de l’Europe. »

Morris, pendant son séjour en Allemagne, avait observé de près l’imbécillité des petites cours, l’égoïsme des villes libres, la faiblesse du lien fédéral ; à ses yeux, depuis que le grand Frédéric s’était avisé de défendre les droits du corps germanique, il y avait eu virtuellement deux empires allemands, et il reprochait à l’Autriche de ne pas voir les choses aussi simplement et de ne pas avoir fait avec la Prusse le partage de l’Allemagne. Cela seul, suivant lui, aurait pu sauver l’Allemagne et de la France et de la lourde protection de la Russie. « Votre rêve, écrit-il à Parish le 2 octobre 1804, est la constitution de l’empire, autrement dit le traité de Westphalie. Quand la constitution d’un état n’existe que par et dans un traité, c’est qu’il n’a en réalité aucune constitution. Son sort dépend de ses voisins. La condition de l’Allemagne a dépendu des forces respectives de l’Autriche et de la France jusqu’à ce que la Prusse se fût élevée à un certain degré d’éminence… » On se souvient que, pendant qu’il était à Merlin, Morris cherchait à faire de la Prusse une sorte d’arbitre européen ; il avait prêché en ce sens Haugwitz, qui lui avait dit, en lui serrant la main et en versant des larmes : « Ah ! si le grand Frédéric, mon ancien maître, était vivant, cette politique serait aussi sage que grande, mais hélas ! » L’occasion était perdue, les faibles conseillers avaient réduit la Prusse à l’impuissance. La bataille d’Iéna mit la Prusse aux pieds de Napoléon. Morris avait prédit à tout le monde dès 1796, il avait