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malheureusement laissé nulle trace de ses nombreux travaux à cette époque ; établi à Philadelphie, il y fut victime en 1780, d’un accident qui le força à subir l’amputation de la jambe gauche au-dessous du genou : « Mon bon monsieur, dit-il au chirurgien qui lui expliquait la nécessité de l’opération, vous raisonnez si bien et vous me montrez si bien les avantages qu’on a à être sans jambes, que je suis presque tenté de me séparer des deux. » Morris était remarquablement beau, ses portraits en font foi, et il dut se résigner à porter toute sa vie une jambe de bois.

Il prit place parmi les membres de la convention qui rédigea la constitution fédérale. Ses instincts étaient éminemment conservateurs ; il opina pour la nomination des sénateurs à vie, il ne voulait donner les droits électoraux qu’aux propriétaires du sol. Il s’opposa énergiquement à l’esclavage et le dénonça comme une institution néfaste. Madison a écrit que « la perfection du style et de l’arrangement de la Constitution est l’œuvre de la plume de Morris. »

Morris était riche ; à la mort de sa mère, il avait acheté la part que son frère aîné, général dans l’armée anglaise et marié à la duchesse de Gordon, avait dans Morrisania ; financier habile, il fit avec beaucoup de succès des exportations de tabac et de blé en Europe ; laissant son second frère Robert en Virginie, il partit pour l’Europe en 1788, pour aller veiller en France à l’exécution de certains marchés faits avec les fermiers généraux.

Morris descendit à Paris à l’hôtel de Richelieu, rue de Richelieu. Les lettres de recommandation que Washington lui avait données lui ouvrirent toutes les portes ; ses avantages personnels, sa bonne grâce, sa gaité, ses manières, son esprit naturel en firent rapidement une sorte de favori. « Il faut, disait M. de Talleyrand, avoir vécu en France dans les années qui précédèrent la révolution pour savoir ce que c’est que le plaisir de vivre. » Morris paraît avoir goûté ce plaisir aussi vivement, plus vivement peut-être qu’aucun Français. Mais ses lettres n’auraient qu’un intérêt de second ordre, si elles n’étaient que des notes prises sur la société polie de l’époque, sur ses amusemens, ses modes, ses distractions ; ce qui leur donne un intérêt supérieur, c’est qu’on y sent tout de suite remuer les passions qui déjà préparaient la révolution ; on voit grandir chez les uns l’aveuglement fatal qui va les précipiter dans mille dangers ; chez les autres, on voit naître le goût du désordre, l’horreur de tout frein, la perversité qui s’ignore et qui ne sait pas encore tout ce dont elle est capable : chez tous, ou presque tous, l’amour du changement, l’entraînement vers l’inconnu, la nouveauté.

A peine arrivé, Morris écrit à M. de Moustier, qui est en Amérique : « votre nation traverse une crise importante. Aurons-nous