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ermites et les apôtres de carrefour permettent de soupçonner quelles nouveautés on attendait d’un pape anachorète, étranger aux choses de la vie, sorti des rangs des spirituels. Ce n’était plus, sans doute, l’Évangile éternel des purs joachimites, la loi du Saint-Esprit remplaçant la loi du verbe, l’Amour succédant à la Grâce. L’idéalisme transcendant, la théologie délicate de Jean de Parme avaient fait leur temps, ou n’étaient plus représentés que par quelques consciences solitaires incapables de grouper autour d’elles une société religieuse. Il s’agissait moins, sous les derniers papes d’Avignon, d’un symbole dogmatique de foi que d’une liberté absolue des âmes dans la forme et la mesure de leur foi, dans la pratique sacramentelle, dans l’obédience à la hiérarchie ecclésiastique. Les actes des martyrs des fraticelles récemment publiés par le P. Denifle, les lettres et l’histoire des Sept Tribulations d’Angelo Clareno, qui endura une persécution de cinquante ans, nous édifient assez sur les espérances de ces chrétiens indépendans disséminés en toute l’Italie. Ils étaient las, en vérité, du gouvernement hautain de Rome, de la tyrannie des évêques, de la rigidité des conciles, des duretés de l’inquisition : ce qu’ils demandaient avant tout, c’était de pouvoir prier à leur guise, même dans les steppes du Latium, sur les hauts plateaux de Calabre, même sans église, ni prêtre, ni liturgie. Ils rêvaient d’un christianisme très simple de père du désert, délivré des entraves de la communauté politique, d’une conversation familière avec Dieu, où le prêtre ne se mêlerait point comme interprète, d’un éternel Pater noster balbutié loin des cités, dans la paix des collines, à la lueur tremblante des étoiles.

Mais c’était là une religion de poètes, trop dépourvue de discipline, qui n’avait plus rien de commun avec le christianisme romain, lentement élaboré selon les nécessités des temps, dont les papes et les conciles avaient enveloppé, comme d’une armure, tous les membres du corps social. Si l’aventure de Célestin V s’était renouvelée, cette fois par l’élection d’un antipape, le Credo des fraticelles eût rallié et raffermi tous les chrétiens irréguliers, les mécontens, les mystiques extrêmes, les abstracteurs d’apocalypses, les lettrés maladifs tels qu’avait été Rienzi, qui, après sa chute, devenu ermite, déchiffrait dans Merlin le secret de l’avenir. En peu d’années, l’église italienne, envahie par la religion individuelle, pouvait se décomposer. Imaginez, au contraire, l’antipape italien sérieusement attaché à la tradition sévère du pontificat romain ; comme il ne possédait plus l’intégrité de l’autorité apostolique et l’unanime adhésion de la chrétienté, il se trouvait aux prises avec une opposition religieuse très tenace, étourdi par les éclats de voix des prophètes, par les plaintes des fidèles dévoués au saint-siège