Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une interprétation. Peut-être s’est-on un peu laissé aller à une illusion, à une réminiscence des grandes coalitions d’autrefois. On n’en est pas là vraisemblablement. Rien n’indique que l’Angleterre veuille se lier par des traités en vue d’événemens inconnus, et surtout que le peuple anglais fût disposé à se prêter à cette politique. Que lord Salisbury et le comte Herbert de Bismarck aient pu s’entretenir des affaires du jour, de Zanzibar, où Anglais et Allemands ne sont pas toujours d’accord, de l’insurrection crétoise, qui vient d’être l’objet d’une note du gouvernement hellénique, des Balkans ou de l’Egypte, c’est possible, c’est même assez probable. Ils ont pu échanger leurs vues, même se promettre un certain accord, — toujours, bien entendu, pour le maintien de la paix ; au-delà, selon toute apparence, l’Angleterre ne s’est engagée à rien, — à rien de positif. Quel avantage aurait-elle à entrer dans des combinaisons continentales, à prendre parti dès ce moment ? Elle est bien plus puissante en gardant sa liberté d’action qu’en se liant par des traités. Elle est toujours sûre, — si elle le veut, — d’avoir des alliés dans les questions qui touchent à sa politique et à ses intérêts, sans se laisser entraîner prématurément et hors de propos dans des coalitions dont d’autres recueilleraient les bénéfices.

C’est assez pour l’Angleterre de rester libre et disponible pour garder son influence, de suivre ses affaires. Elle en a partout dans le monde. Lord Salisbury, dans un banquet récent de Mansion-House ou dans les séances du parlement, a paru jusqu’ici suffisamment rassuré sur le maintien de la paix générale ; il n’a parlé que de deux affaires qui pourraient à des degrés divers préoccuper l’Europe, dont l’une au moins a un intérêt direct et personnel pour l’Angleterre. La première de ces affaires est cette insurrection crétoise qui se prolonge, qui s’aggrave même. Jusqu’ici cette insurrection avait gardé un caractère tout local, selon le mot de lord Salisbury. La Porte semblait partagée, comme elle l’est souvent, entre le système des concessions et les répressions décousues, inefficaces. La Grèce évitait de se compromettre et restait dans une habile neutralité. Depuis quelques jours, les événemens ont marché. La Porte s’est décidée à envoyer des forces et un nouveau gouverneur, Chakir-Pacha, avec des pouvoirs extraordinaires pour en finir avec le mouvement crétois. La Grèce, de son côté, a cru devoir adresser une note à toutes les puissances pour appeler leur attention sur les affaires de l’île insurgée. C’est ici que la question se complique. La Grèce a-t-elle agi spontanément, a-t-elle obéi à quelque instigation secrète en s’adressant à tous les cabinets de l’Europe ? Comment et sous quelle forme les puissances pourraient-elles intervenir, et quelle solution pourraient-elles proposer ? Lord Salisbury s’était déjà hâté de décliner toute idée d’accepter pour l’Angleterre le protectorat de la Crète, et la communication du cabinet hellénique paraît avoir été reçue avec une réserve peu encourageante à Londres. Si lord Salisbury et le