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ne pas se méprendre longtemps, et la raison qu’on ne dit pas, c’est qu’on croyait trouver en lui un instrument merveilleux, le général républicain, le ministre des réformes radicales qui allait épurer l’armée et mettre le sac au dos des curés ! On lui passait tout pour son radicalisme. Nous avons entendu raconter qu’un homme aussi intelligent que sérieux, qui avait vu le remuant soldat à l’œuvre, s’était fait un devoir, lorsqu’il en était temps encore, d’éclairer le président de la république qui était alors à l’Elysée, et le président de la république lui aurait répondu que jamais, tant qu’il serait aux affaires, il ne laisserait M. Boulanger entrer au ministère de la guerre. Trois mois après, M. Grévy acceptait ou subissait M. Boulanger, qui lui était imposé comme chef de l’armée par les radicaux. On savait bien pourtant que, comme commandant de la Tunisie, il avait risqué de compromettre le protectorat par ses façons de petit Bonaparte, et que plus tard revenu à Paris, établi à l’hôtel du Louvre, il affectait déjà une sorte de suprématie sur l’armée, cherchant à attirer généraux et officiers : on n’en tenait compte. — On savait bien, on devait savoir, lorsqu’il était au ministère de la guerre, qu’il se livrait à toutes les intrigues, qu’il allait un jour jusqu’à prétendre écrire de son chef à l’empereur de Russie, qu’il employait les fonds secrets à distribuer ses portraits, ses apologies, — et on ne faisait rien ! On savait bien qu’il manquait audacieusement à la vérité en désavouant les lettres qu’il avait écrites à M. le duc d’Aumale, — et on ne faisait rien, on trouvait que c’était un bon tour ! On savait bien, lorsqu’il dut quitter le ministère de la guerre, qu’il avait tout compromis, — et cependant, même à ce moment, quelques-uns des hommes qui étaient hier, qui sont encore aujourd’hui ministres, refusaient le pouvoir si on ne leur laissait pas M. Boulanger comme collègue. On savait bien que, ministre ou général, il n’était qu’un soldat indiscipliné, un agitateur intéressé, — et on lui donnait encore le commandement d’un corps d’armée.

On ne faisait rien, ou ce qu’on essayait, on le faisait gauchement, tardivement. Ce n’est que lorsque l’ambitieux émancipé, enivré de sa popularité par l’élection parisienne du 27 janvier, a eu complètement levé le masque, qu’on s’est réveillé dans une sorte d’effarement. Et alors on a repris toute cette histoire, qui, en étant l’accusation d’un homme, est aussi l’aveu des entraînemens et des défaillances des partis. On n’a pas craint de déchirer les voiles, nous en convenons. On a tout dit, peut-être même plus qu’on ne devait, particulièrement pour d’utiles services d’informations secrètes qui n’ajoutent rien au procès et qu’on n’a pas besoin de livrer aux malignités extérieures. On a déployé d’une main assez brutale devant le pays cet écœurant spectacle de manœuvres suspectes, d’intrigues vulgaires, de menées ambitieuses, de dilapidations, d’actes d’indiscipline qui, après tout, ne sont devenus possibles que parce qu’ils ont été encourages ou tolérés, parce qu’il n’y