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affaire aux seules sciences irréfutables, à celles qui prouvent chacune de leurs affirmations par une application triomphante ; ici, nous serons parfois induits en tentation par des sciences plus conjecturales. Voici, derrière le Bouddha, un vaste charnier de crânes, de squelettes, d’écorchés anatomiques : c’est la section d’anthropologie et d’ethnographie, la préface de l’histoire humaine. Un gorille ouvre paternellement la série des temps. Pour le visiteur non initié, des étiquettes permettent seules de distinguer, entre les squelettes et les cerveaux intentionnellement rapprochés, ceux qui appartiennent aux pithécoïdes et ceux que les tableaux explicatifs décorent de ce nom : « Homo industriosus, premier sous-ordre des primates. » Voilà un titre flatteur : est-il suffisamment distinctif ? Nous devons le croire, puisqu’il satisfait tout ce qu’il y a de gens habiles dans la connaissance des vieux os. Pourtant, ne vous semble-t-il pas que l’abeille, le castor et d’autres bêtes pourraient nous le disputer ? Ne les appelle-t-on pas communément des animaux industrieux ?

Sur ces tableaux et dans ces vitrines, rien n’affirme expressément la parenté de l’homme et du singe ; tout est disposé pour nous la persuader. La chose est possible, vraisemblable, si l’on veut ; qu’on en fournisse une preuve, et notre sentiment filial en suspens sera heureux de retrouver un père. Nous ne comprenons déjà plus le premier émoi des bonnes âmes qui se révoltèrent contre cette filiation. Sans entrer dans les subtilités de détail, toutes les théories sur la création peuvent être ramenées à deux hypothèses : l’opération immédiate, d’un coup de baguette, qui satisfaisait l’imagination de nos aïeux, qui n’est plus recevable depuis que nous connaissons mieux l’histoire physique de notre globe et de ses voisins ; l’opération lente, conforme aux lois générales de l’évolution, accomplie par l’intermédiaire des causes secondes. L’une et l’autre réservent la place d’un créateur ; la deuxième explication recule son intervention, mais elle s’accorde mieux avec ce que nous pouvons concevoir de la puissance et de la sagesse infinies ; elle exige une interprétation des textes sacrés dans leurs parties symboliques, elle n’implique aucune contradiction formelle de ces textes. Depuis le grand essor des sciences de la nature, nous voyons se reproduire de nos jours le malentendu qui troubla les esprits routiniers quand les télescopes agrandirent l’univers et découvrirent l’ordonnance véritable de ses parties : — « Voilà des certitudes qui ruinent vos croyances, » disaient les libertins aux dévots. — « Donc vos certitudes sont fausses, » répliquaient les dévots. On écrivit de gros livres pour et contre, on s’injuria, on se brûla. Quelques années passèrent : tout s’était tassé. Les deux ordres de vérités qui semblaient inconciliables aux contemporains