Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ils étaient devenus pensifs. Tout à coup, Zarka leva la tête ; sa figure avait pris un air sévère, son regard était devenu sombre.

— Il faut, mon bien-aimé, dit-elle, que tu me promettes une chose.

— Tout ce que ton cœur voudra.

— Eh bien ! je veux que, pour cadeau de noces, tu m’apportes la tête de Lazar Valentak.

— Tu l’auras, dit le jeune homme avec un sourire ; il ne tiendra même qu’à toi de la voir se prosterner à les pieds, car Lazar Valentak… c’est moi.

A cet aveu inattendu, Zarka se détacha brusquement des bras qui l’enlaçaient et bondit sur ses pieds. — Toi ! Lazar ? Tu m’as donc menti ?

— Oui, je t’ai menti ; oui, je me suis présenté à toi sous un nom étranger, parce que, dès que je t’ai vue. je t’ai aimée. Est-ce qu’entre nous il n’a pas coulé assez de sang des deux côtés ? Désormais, nous devons vivre en paix. C’est Dieu qui le veut !

— Jamais ! s’écria Zarka, pâle et tremblante. Le sang de mon frère est encore sur tes mains. La mort seule pourrait nous réconcilier.

— Tu sais bien, Zarka, ma bien-aimée, que rien ne t’oblige à continuer la vendetta.

— Pourtant, je te tuerai si tu ne me tues pas avant.

— Tu me hais donc bien ?

— Non, Lazar, je t’aime, répondit tristement Zarka ; mais, entre nous se dressent les ombres de tous ceux qui ont péri victimes de la vieille haine. Nous ne serions jamais heureux.

Lazar inclina la tête : — Tu as raison, dit-il. Il réfléchit un instant.

— Alors, tue-moi, ajouta-t-il en se redressant.

— Soit, je vais te tuer ! fit-elle en s’efforçant d’être énergique. Lazar prit son pistolet à sa ceinture et le lui tendit. Elle visa la poitrine de son fiancé, puis laissa tomber sa main. — Je ne peux pas ! dit-elle à moitié défaillante.

— Alors, mourons ensemble ! s’écria Lazar, le veux-tu ?

— Oui, je le veux !

Lazar la prit dans ses bras, appuya une dernière fois ses lèvres sur celles de la malheureuse jeune fille et lui enfonça son handjar dans le sein : — Tire maintenant sur moi, lui dit-il en la couchant doucement par terre et en dirigeant vers lui le canon du pistolet qu’elle n’avait pas abandonné. Un coup retentit ; plusieurs fois répété par l’écho le long de la montagne et Lazar tomba foudroyé à côte de Zarka. La jeune fille laissa aller sa tête déjà toute pâle sur la poitrine de son fiancé, qu’elle inonda de sang chaud et pourpre, et mourut.


SACHER-MASOCH