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portant, ainsi que ses collègues, mais avec plus d’éclat, un bouquet d’épis de blé, de fleurs et de fruits, monta sur une tribune qui occupait le centre de l’estrade. Des chœurs de musiciens étaient disposés alentour. Au milieu de leurs chants, Robespierre célébra le Dieu qu’il avait donné à la révolution. Puis, les Conventionnels, au son des orchestres, descendirent dans le jardin et défilèrent devant le peuple. Le peuple acclama la Convention, l’orateur, la fête surtout. Robespierre marchait le premier, un peu en avant de ses collègues. Les acclamations l’enivrèrent. Il vit ses ennemis consternés, la république à ses pieds, la vertu encensée dans sa personne. Il s’oublia un instant, et cet instant de défaillance anéantit l’ouvrage de trois années d’astuce et de contention morale. La distance entre lui et les conventionnels s’accrut insensiblement de quelques pas. Ces quelques pas le perdirent. À le voir ainsi dresser sa tête grêle et jouer le maître devant la foule, les montagnards sentirent que c’en était fait d’eux s’ils ne le détruisaient pas. Chacun d’eux, en son for intérieur, médita de se de faire de lui.

C’étaient les plus acharnés suppôts de la Terreur ; mais c’était la fatalité de la Terreur que, inventée pour assurer le règne des montagnards, elle ne pouvait se terminer que par leur anéantissement. Ils avaient prévalu, comme leurs pareils prévalent finalement dans toutes les démagogies, parce qu’ils n’apportaient dans la lutte qu’un fanatisme personnel, direct, simple, forcenés seulement pour leur propre compte, frappant droit devant eux et chacun pour soi-même. Le cynisme de leur langage, le réalisme de leurs conceptions, la lubricité de la vie de plusieurs, les rendaient abominables à Robespierre : ils lui profanaient sa Terreur, et il ne se trompait pas en pensant que sa vertu était un anathème vivant à leur corruption. Ils l’exécraient parce qu’il usurpait leur révolution, c’est-à-dire la souveraine licence de leurs instincts et de leurs haines, pour y substituer une discipline d’abstinence cagote, une extermination sacerdotale et puritaine ; parce qu’il restaurait toutes les anciennes chaînes et les plus insupportables de toutes, Dieu, la conscience, l’immortalité de l’âme ; parce qu’enfin il visait à instituer à son profit quelque chose de plus odieux pour eux que la dictature d’un tyran, le pontificat d’un censeur. Voilà ce que les Fouché, les Tallien, les Collot, les Barère, les Bourdon, les Lecointre, discernaient clairement dans la fête de l’Être suprême, et ils comprirent qu’ils n’avaient pas de temps à perdre s’ils voulaient prévenir les coups. Robespierre les en avertit. « Demain, dit-il, reprenant nos travaux, nous frapperons avec une nouvelle ardeur les ennemis de la patrie. » Et, en effet, le 22 prairial — 10 juin, — Couthon présenta la loi définitive de Terreur, qui complétait toutes les