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« Supposons la France anéantie ou démembrée, le monde politique s’écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire qui garantissait l’indépendance des médiocres États contre les grands despotes, l’Europe entière est asservie ; les petits princes germaniques, les villes réputées libres de l’Allemagne sont engloutis par les maisons rivales d’Autriche et de Brandebourg, le Turc est repoussé au-delà du Bosphore, Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération,.. Gênes est effacée… » Robespierre soulignait l’éloge du Turc, « l’utile et fidèle allié de la France. » Le maître, en effet, avait écrit : « Ne vous appuyez avec confiance ni sur vos alliés, ni sur vos voisins. Vous non avez qu’un seul sur lequel vous puissiez compter, c’est le Grand Seigneur[1]… » La conclusion était qu’il fallait consolider le gouvernement républicain, et, le 18 novembre, Robespierre fit décréter que, « terrible envers ses ennemis, généreuse avec ses alliés, juste envers tous les peuples, » la république exécuterait fidèlement et s’efforcerait de resserrer encore les traités qui la liaient à la Suisse et aux États-Unis, et qu’elle ferait respecter par ses citoyens le territoire des nations alliées et neutres. Le comité se conforma à ce décret dans ses relations avec la Suisse et avec les États-Unis. Pour le reste, le discours de Robespierre n’était qu’une dissertation morte. Rien de ce qui suivit n’autorise à croire que Robespierre ait songé à pactiser avec l’Europe, à traiter de la paix sur le pied du statu quo ante, à cesser de faire aux États une guerre de prosélytisme ; qu’il ait pensé à ériger la France républicaine en tutrice de l’équilibre européen ; qu’il ait entendu renoncer aux conquêtes même révolutionnaires, en un mot, qu’il se soit approprié la politique que Danton avait fait consacrer par le décret du 13 avril. On sait peu de chose de l’histoire de la révolution et l’on y comprend moins encore si l’on s’en tient à la lettre des harangues de tribune, des affiches et des manifestes. Il faut considérer les actes. Ceux du gouvernement de l’an II conduisaient à la guerre à outrance et au bouleversement de toute l’Europe. Robespierre avait l’esprit trop court pour apercevoir que le plan de conquête qu’il attribuait aux monarchies, la république allait l’accomplir au profit de la France. Il n’avait de la logique que les formules ; les lignes de sa pensée étaient comme celles des géomètres qui ne sont ni larges ni profondes et qui ne paraissent aller si loin que parce qu’elles ne mènent à rien. Robespierre songeait si peu à négocier et à suspendre, sauf en Suisse et aux États-Unis, la guerre de prosélytisme, que, trois semaines après cette dissertation de chancellerie, il prononça, le 15 frimairo-5 décembre, une diatribe contre tous les monarques. Cet ouvrage-là était bien de son cru. « Les rois sont le chef-d’œuvre

  1. Rousseau, Du Gouvernement de la Pologne, ch. IV.