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frais, et la valeur de ces moyens de défense est dans un juste rapport avec celle des moyens ordinaires de l’attaque. Il n’en va pas de même pour les armées navales : leurs engins de combat sont trop spéciaux, leurs effectifs trop réduits, leurs approvisionnemens trop exactement limités en vue d’opérations exclusivement maritimes pour qu’il leur soit possible de se constituer elles-mêmes, sur leur route, des places du moment, des bases secondaires.

Cette faculté précieuse, les flottes d’autrefois la possédaient à un haut degré : elle leur était pourtant moins utile qu’aux escadres d’aujourd’hui, parce qu’elles jouissaient, n’employant qu’un moteur naturel, d’une bien plus grande autonomie que nos flottes à vapeur ; parce qu’elles étaient à elles-mêmes leur propre convoi, parce qu’elles emportaient dans les flancs de leurs vaisseaux, que n’alourdissait pas une épaisse cuirasse, six mois de vivres et plus de munitions qu’il n’en fallait pour livrer plusieurs batailles rangées. C’était le temps où l’on pouvait envoyer de puissantes armées navales aux Antilles, aux États-Unis, dans les Indes, et où l’industrie d’un Suffren entretenait trois ans quinze vaisseaux sur une côte ennemie sans toucher barre à l’île de France. Cependant ces escadres sentaient, elles aussi, le besoin de points d’appui, de bases secondaires, et savaient se les ménager : je ne parlerai pas de l’armée navale de Brueys, jalonnant sa route par la prise de possession de Malte ; elle devait ce succès à l’armée qu’elle transportait et surtout à l’influence morale du général en chef, Bonaparte ; mais j’ai montré Jervis s’installant à Saint-Florent, Nelson guettant, de la Maddalena, tous les mouvemens de nos escadres. Je pourrais citer encore l’exemple du grand Suffren assurant à Achem d’abord, à Trinquemalé ensuite, conquis sur les Anglais, son hivernage, son ravitaillement, ses rechanges de mâts, de voiles et d’agrès ; car s’il refusait, malgré les ordres de M. de Castries, de revenir à l’île de France, c’est que, disait-il, « l’exécution de ces ordres nous ferait perdre six mois et tous les fruits de nos combats. » Et M. de Souillac, gouverneur de l’île de France, écrivait au ministre : « Le parti courageux qu’a pris M. de Suffren sauve l’Inde… »

C’était là de la belle et bonne stratégie navale : on l’a justement admirée. Malheureusement de si précieux exemples ne pourraient plus nous servir aujourd’hui ; les engins maritimes, disions-nous tout à l’heure, sont trop spéciaux… Ajoutons qu’ils se spécialisent de plus en plus. On pouvait encore, il y a trente ans, armer une batterie de circonstance, élevée à terre, en empruntant quelques pièces de 18, montées sur de commodes affûts en bois, à la batterie haute d’un vaisseau. Aujourd’hui cela même n’est plus possible ; la complication, la puissance, le poids du matériel nouveau,