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puissance destructive des élémens ; et quand on constate au contraire la solidité du grand navire, quand on note les progrès de son armement offensif, on est obligé de reconnaître que, si l’emploi de la torpille doit modifier les méthodes de combat des flottes modernes, c’est au profit du cuirassé, qui a su s’approprier l’arme nouvelle, et qui devient ainsi lui-même un torpilleur, mais un torpilleur autrement puissant, autrement sûr de ses coups, que la chétive barque secouée par les flots.

Il n’y a point d’arme des faibles, renonçons à cette illusion généreuse : à la guerre, tout profite au fort.

Au demeurant, la tactique seule était en jeu dans cette question, la tactique, qui, restant dans la dépendance étroite des engins, va se modifiant sans cesse avec eux, la tactique, qui a déjà subi dans notre siècle une transformation radicale, lorsque parurent les cuirassés, étalant lourdement sur la mer leurs flancs impénétrables et laissant deviner à la courbure de leur étrave l’arme terrible qu’ils empruntaient aux antiques galères. Ne craignons pas de l’affirmer : la portée de cette révolution est autrement grande que celle dont on veut faire honneur à la torpille, et ce n’est pas l’apparition de celle-ci, c’est le retour de l’éperon, disons mieux, c’est l’emploi du choc, utilisant la masse et la vitesse du cuirassé, qui marquera d’un trait caractéristique les méthodes de combat des flottes modernes.

Mais pouvait-elle être atteinte par ces transformations, la stratégie navale, la science qui fixe, abstraction faite des engins, la distribution et la direction d’ensemble des forces maritimes, et qui imposerait ses lois immuables aux escadrilles de torpilleurs (si, d’aventure, les cuirassés venaient à disparaître), comme elle les a imposées aux flottes à voiles du passé ?

Non, sans doute, et c’est ce qui ressortira, je l’espère, de cette étude, où nous allons établir les principes de la stratégie navale, principes qu’elle emprunte à la stratégie générale, ou, si l’on veut, à la stratégie des armées, sans qu’on puisse toutefois la confondre avec celle-ci.

Quels sont donc les principes de la stratégie générale ? Cette science, qui permet de distribuer logiquement les armées sur le théâtre de la guerre, de les y diriger, d’en coordonner les mouvemens, a pour bases l’étude approfondie des accidens géographiques ou hydrographiques, la connaissance parfaite des moyens dont dispose l’adversaire, la juste prévision des besoins des masses armées que l’on veut mettre en mouvement, et l’appréciation exacte des forces morales qui s’y développent.

Précisons maintenant quelques termes de cette définition : que