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vulgaire, c’est un dieu qui certainement n’existe pas, un dieu qui s’occupe de la pluie et du beau temps, de la guerre et de la paix, des jalousies des hommes entre eux, que l’on fait changer d’avis en l’importunant. L’humanité, en d’autres termes, voudrait un dieu pour elle, un dieu qui s’intéresse à ses querelles, un dieu particulier de la planète, la gérant en bon gouverneur, comme les dieux provinciaux que rêva le paganisme en décadence. Chaque nation va plus loin : elle voudrait un dieu pour elle seule. Une idole lui conviendrait mieux encore, et, si on laissait un libre cours aux vœux des hommes, ils réclameraient des pouvoirs pour les reliques nationales, pour les images sacrées[1]. Que de postulats dont il ne sera tenu aucun compte ! L’homme a besoin d’un dieu qui soit en rapport avec sa planète, son siècle, son pays : s’ensuit-il que ce dieu existe ? L’homme a besoin d’immortalité personnelle : s’ensuit-il que cette immortalité existe ? En d’autres termes, l’homme est désespéré de faire partie d’un monde infini, où il compte pour zéro. Un paradis composé d’un décillion d’êtres n’est pas du tout ce petit paradis en famille, où l’on se connaît, où l’on continue de voisiner, de potiner, d’intriguer ensemble. Il faut demander à Dieu de rapetisser le monde, de donner tort à Copernic, de nous ramener au cosmos du Campo-Santo de Pise, entouré des neuf chœurs d’anges, et tenu entre les bras du Christ.

Ainsi, on arrive à ce résultat étrange, que l’immortalité est, a priori, le plus nécessaire des dogmes et, a posteriori, le plus faible. Comme la fourmi ou l’abeille, nous travaillons par instinct à des œuvres communes dont nous ne voyons pas la portée. Les abeilles cesseraient de travailler, si elles lisaient des articles où on leur dirait qu’on leur prendra leur miel et qu’elles seront tuées en récompense de leur travail. L’homme va toujours, malgré le sic vos non vobis. Nous ne voyons pas ce qui est au-dessus de nous ni ce qui est au-dessous de nous ; « nous faisons la chaîne, » me disait un esprit supérieur. Les volontés divines sont obscures. Nous sommes un des millions de fellahs qui travaillèrent aux pyramides. Le résultat, c’est la pyramide. L’œuvre est anonyme, mais elle dure ; chacun des ouvriers vit en elle. Ce qui ne serait vraiment pas injuste, c’est ce que demandent les ouvriers des manufactures, c’est que nous fussions associés à l’œuvre de l’univers en participation des bénéfices, que nous sussions du moins quelque chose

  1. Voilà pourquoi la dévotion du vulgaire va bien plus aux saints qu’à Dieu. Le déisme pur ne sera jamais la religion du peuple ; en fait, le déiste et le vulgaire n’adorent, pas le même Dieu. Il y a là un malentendu dont une certaine philosophie a pu se couvrir en temps de guerre, mais dont elle devrait se faire scrupule en temps de paix.