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de la nature, les défauts du corps humain, par exemple, tel muscle constituant un levier de l’espèce la moins efficace, l’œil construit avec un singulier à-peu-près. On oublie que les conditions de la création, si l’on peut s’exprimer ainsi, sont limitées par le balancement d’avantages et d’inconvéniens contradictoires. C’est une courbe déterminée par la rencontre de ses coordonnées et écrite d’avance dans une équation abstraite. Un meilleur levier à l’avant-bras nous eût conformés comme des pélicans. Un œil qui éviterait les défauts de l’œil actuel tomberait probablement dans des inconvéniens plus graves. Des cerveaux plus puissans que les meilleurs cerveaux humains se conçoivent ; mais ils eussent amené pour ceux qui en auraient été doués des congestions, des lièvres cérébrales. Un homme qui ne serait jamais malade, au contraire, serait probablement condamné à une incurable médiocrité. Une humanité qui ne serait pas révolutionnaire, tourmentée d’utopies, ressemblerait à une fourmilière, à une Chine croyant avoir trouvé la forme parfaite et y restant. Une humanité qui ne serait pas superstitieuse serait d’un positivisme désespérant. Or la nature a une sorte de prévoyance ; elle ne crée pas ce qui serait destiné à mourir par un vice interne. Elle devine les impasses et ne s’y engage pas.

Certains inconvéniens du corps sont comme des abus historiques que le progrès de l’évolution n’a pas eu un intérêt suffisant à réformer. Quand l’inconvénient a été assez grave pour tuer l’individu et supprimer l’espèce, la lutte a été à mort ; le vice mortel a été corrigé ou l’espèce a disparu ; mais quand le vice (par exemple, le prolongement inutile du cœcum) n’était de nature qu’à produire quelques maladies, quelques morts, la nature n’a pas jugé qu’il valût la peine de faire un coup d’étal pour si peu de chose. C’est ainsi que, dans une société, l’extirpation des grands abus est plus facile que la correction des petits ; car, dans le premier cas, c’est une question de vie et de mort ; dans le second, personne n’a assez d’intérêt à la réforme pour engager une lutte radicale. Les objections des savans qui se mettent en garde contre ce qu’ils tiennent pour une résurrection du finalisme portent à fond contre le système d’un créateur réfléchi et tout-puissant. Elles ne portent en rien contre notre hypothèse d’un nisus profond, s’exerçant d’une manière aveugle dans les abîmes de l’être, poussant tout à l’existence, à chaque point de l’espace. Ce nisus n’est ni conscient, ni tout-puissant ; il tire le meilleur parti possible de la matière dont il dispose. Il est donc tout naturel qu’il n’ait pas fait des choses offrant des perfections contradictoires. Il est naturel aussi que la partie du cosmos que nous voyons offre des limites et des lacunes, tenant à l’insuffisance des matériaux dont la productivité de la