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a plus ni lois, ni décence, ni institutions, ni dignité publique, ni convenances morales. Rien n’est respecté, tous les moyens sont bons et les plus violens ou les plus louches sont les meilleurs. Il y a des partis qui ne reculent pas devant la violation des secrets de la justice, devant les soustractions frauduleuses de documens réservés ou les accusations flétrissantes dirigées contre les hommes. Il y a malheureusement aussi des ministres qui ne craignent pas de recourir au témoignage des repris de justice pour servir leur cause ou pour ruiner leurs adversaires, qui ne semblent nullement gênés par les scrupules et qui sont prêts à toutes les besognes douteuses, au risque de compromettre le pouvoir qu’ils représentent. C’est entendu, tout est permis. On n’est plus difficile sur les procédés, on peut s’accuser mutuellement de vol, de rapine, de concussion : c’est le langage du jour, ce sont les mœurs nouvelles ! On ne voit pas qu’à ce jeu cruel tout s’use, tout s’épuise, que s’il y a des ministres qui ne sortent pas toujours intacts de ces assauts d’injures, les partis eux-mêmes achèvent de se ruiner, que gouvernement et oppositions ne peuvent arrivera rien, si ce n’est à fatiguer et à dégoûter le pays, troublé dans son repos et dans ses intérêts.

C’est le malheur, c’est la faute, sinon du régime, du moins de la politique qui, après avoir abusé de tout, a fini par créer cette situation où elle voit se relever contre elle les passions qu’elle a déchaînées, les ambitions qu’elle n’a pas su prévoir, les mœurs violentes qu’elle a encouragées, — et où de l’anarchie morale est née la menace de dictature que représente M. le général Boulanger. D’où serait-elle née si ce n’est de là, cette menace devenue une obsession ? Est-ce que depuis vingt ans, sous les régimes conservateurs comme sous les premiers ministères républicains, elle était apparue un instant ? Est-ce qu’elle s’est montrée avec M. le maréchal de Mac-Mahon, le loyal et incorruptible soldat ? Elle ne s’est produite qu’avec le temps, à mesure que s’est accompli le travail de désorganisation tendant à multiplier les mécomptes du pays, à favoriser la licence des instincts violens, en affaiblissant d’un autre côté tous les ressorts de l’autorité publique. M. le ministre des finances, dans un discours qu’il a récemment prononcé à Grasse, s’est fait un mérite d’avoir le premier, il y a deux ans, tenté de « faire rentrer dans le rang » le soldat qu’il appelle aujourd’hui un « césarion d’aventure. » C’est possible ; seulement M. le ministre Rouvier est peut-être un peu imprudent de rappeler un moment où, appelé à la présidence du conseil, il aurait pu effectivement arrêter l’essor du « césarion d’aventure » par une politique plus sérieusement prévoyante, par l’alliance de toutes les forces modérées, — et où il a préféré continuer la politique de parti qui a préparé la fortune de l’aspirant dictateur. Oui, on aurait pu alors opposer à cette turbulence infatuée le faisceau de toutes les bonnes volontés modératrices alliées pour garantir, pour éclairer et rassurer le pays. On ne l’a pas voulu, on a laissé grossir l’orage, on a