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de force de la nature au plus grand profit de l’homme. » Voilà un métier qui ne doit point rabaisser ceux qui l’exercent, ni leur fermer l’entendement au sens du beau. — On ne fréquente pas l’Exposition sans rencontrer un certain nombre d’ingénieurs ; ils sont là dans leur place, sur les ouvrages où flotte leur drapeau ; pour avoir l’accès et l’intelligence de ces ouvrages, il faut bien leur demander le « Sésame, ouvre-toi. » Tout en examinant les machines, on a l’occasion de regarder dans les âmes de ceux qui les gouvernent ; et, si intéressantes que soient les machines, les âmes le seront toujours davantage. J’y ai regardé à la dérobée, je dirai franchement ce que j’ai cru y voir. Sous les singularités individuelles, un trait commun de physionomie m’est apparu. On sait où l’on va, dans ce régiment de la science active, et l’on y va allègrement, du pas vif et relevé d’une troupe en marche, qui a conscience de ses victoires et bon espoir de conquérir le monde. La plupart de ces hommes ont entrepris une lourde tâche, la matière est rebelle, les problèmes sont obscurs, les ressources font défaut, plus d’un tombe sur la route ; n’importe, l’allure des autres ne se ralentit pas, ils ignorent le découragement, ils comptent que la nature ne peut pas leur résister longtemps, et que tôt ou tard ils toucheront au but. Leur obstination tranquille s’explique ; ils ont foi dans leur œuvre, ils se sentent portés par l’esprit qui souffle où il veut, et qui passe suivant les époques aux diverses formes de l’activité humaine, comme un vent de confiance et de succès. Cet esprit animait les gens de guerre, aux premières années de notre siècle, les novateurs littéraires vers les dernières années de la Restauration ; et les politiques l’ont connu, aux belles heures d’illusion où la politique apparaissait souriante de promesses. Aujourd’hui, l’ingénieur l’a capté avec les autres sources de force. Le nom de cet esprit n’est pas difficile à trouver ; c’est la vie, qui bat de ce côté à pleines artères.

J’en écoute les pulsations, et je lais un retour sur nos frères des lettres. Dans notre camp, — ce n’est pas un secret, nous le crions assez haut, — on ne connaît plus guère cette hère assurance. L’absence de but et d’idéal, le doute et le dégoût, le découragement du pessimisme, tel est le thème habituel de nos lamentations, de nos aveux en vers et en prose. Le dilettantisme nous donne encore de courtes consolations, mais la curiosité de l’Angély ne suffit pas à distraire le triste Louis XIII qui se morfond en chacun de nous. En attendant mieux, si nous élargissions le champ de cette curiosité ? Si nous la portions du côté où va la vie ? À ce contact, peut-être, la vie nous reviendrait. Le monde nouveau, où qu’il se tourne, aura toujours besoin de nous pour élucider le sens caché