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l’écrirain désireux de leur plaire ne fuyait pas ces matières, quand il les rencontrait sur son chemin, il était curieux des opinions du physicien et du naturaliste. En ce temps-là, M. Vapereau eût été souvent empêché pour parquer les esprits sous ses rubriques tout d’une pièce : littérateur français, savant français, philosophe français. Depuis le second quart de notre siècle, des causes multiples ont entamé ces traditions libérales. Les ouvriers du monde intellectuel se sont soumis, comme les autres, à une tyrannie que désigne un vilain mot : la spécialisation. Le romantisme a inculqué à ses disciples, avec la doctrine de l’art pour l’art, un mépris farouche pour toutes les applications de l’intelligence qui se proposent un but pratique. Je sais bien qu’on est revenu depuis au réalisme, on l’a cru du moins ; le malheur a voulu que notre réalisme ne fût, le plus souvent, qu’un romantisme privé de ses ailes, travesti sous la casquette à trois ponts et dans les bottes d’égoutier. Le fâcheux régime scolaire de la bifurcation, sous lequel beaucoup d’entre nous furent élevés, a consommé la scission entre les gens de science et les gens de lettres. Il en est résulté un rétrécissement d’horizon pour les uns et pour les autres. Tout en rendant justice à de glorieuses exceptions, on a pu regretter que les gens de science, ceux-là surtout qu’il se tournaient vers les applications industrielles, demeurassent trop près de terre ; leurs travaux ont été parfois conduits dans un esprit durement positif, illibéral, un esprit de négation ou tout au moins d’indifférence pour les nobles problèmes qu’on ne résout pas avec une équation, pour les idées qui ne se chiffrent pas et ne rapportent rien. Et nous, les lettrés, nous avons perdu de vue les exemples que nous donnent encore quelques-uns de nos maîtres et de nos aînés ; ayant pris notre parti d’ignorer tout un côté des acquisitions de notre temps, nous avons borné le domaine des idées à des querelles d’école, des questions de mots, des recherches de forme ; les plus délicats d’entre nous se sont confinés dans l’analyse de leurs sensations individuelles, négligeant de renouveler ces sensations au contact du monde nouveau que le savant et l’industriel façonnaient à l’encontre de nos goûts. Quand nous avons vu que ce monde nous échappait pour suivre en masse ceux qui comprenaient ses besoins, notre humeur un peu puérile s’est aigrie contre l’ennemi-né, contre le type qui symbolise tout ce que nous excluons de la littérature ; l’ingénieur est devenu pour nous ce qu’était le philistin pour nos devanciers, l’être antilittéraire par définition.

C’est là un arrêt bien sommaire contre une profession, contre un art qui est caractérisé en ces termes, dans les statuts de la société anglaise des ingénieurs civils : « l’art de diriger les grandes sources