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On n’attend pas que je passe en revue toutes les applications de ces forces. J’entends dire aux gens compétens que les machines n’offrent rien de neuf et d’instructif pour le spécialiste, à cette Exposition. C’est possible, mais tout est nouveau à qui ne sait pas. Depuis 1878, une génération est venue à l’âge d’homme ; la plupart des jeunes visiteurs n’ont jamais eu le loisir ou l’occasion de voir fonctionner le grand outillage mécanique et les métiers ; ils s’en rendent compte ici pour la première fois. Une invention au moins est nouvelle et peut faire concevoir de belles espérances à l’une de nos industries nationales ; c’est l’essai de M. de Chardonnet pour fabriquer de la soie avec la cellulose. Ce que le ver à soie fait avec la feuille de mûrier, dans les élevages où cet insecte valétudinaire consent encore à travailler, de petits tubes capillaires le font ici avec une dissolution de fibres de sapin ; ils sécrètent un brin de fil qui s’enroule sur les bobines. Une vitrine justifie les assertions de l’inventeur ; elle expose des pièces d’étoffe tissées avec ce fil. Si le procédé est viable, ce dont la pratique décidera, la Chine n’a qu’à se bien tenir ; les fabriques lyonnaises trouveront leur matière première dans la forêt la plus proche.

À moins toutefois que cette forêt ne soit déjà débitée par les papetiers. Ces industriels ont comploté de métamorphoser la nature en rames de papier. Les arbres, les céréales, les légumes et les fleurs, ils jettent toute la parure de la terre dans leurs chaudières, et tout devient le rouleau sans fin que l’imprimerie dévore. Devant leurs installations, on a le cauchemar d’une France réduite en pâte pour les exigences du journalisme, laminée en un grand linceul blanc, où l’on imprimerait sans relâche des myriades de lettres et de syllabes, afin de mieux décrire et de mieux expliquer les choses qui n’existeraient plus, l’analyse ayant eu besoin de leur poussière pour ses développemens. Cauchemar assez conforme aux directions que prend la vie réelle. La foule stationne à l’entour des papeteries, attenantes à une presse, et je comprends cette préférence des curieux ; nulle vision n’est plus révélatrice. Un filet d’eau sale tombe du premier réservoir ; dans ses chutes successives, cette eau devient écume, mince pellicule, feuille déjà résistante que les cylindres recueillir, enroulent, sèchent, durcissent, qu’ils jettent enfin sur un dernier rouleau, où elle reçoit l’empreinte de la presse rotative, et d’où elle sort journal du matin. En quelques minutes, la goutte d’eau sale est devenue « un organe de l’opinion, » le grand instituteur, le grand juge, le seul pouvoir effectif et obéi qui subsiste dans ce pays. Approchez-vous aux heures où l’engin de gouvernement fonctionne, le spectacle en vaut la peine. La foule s’écrase, des bras se tendent, —