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du mien, repose sur un contrat. Il n’y aura plus désarmais que des droits de convention, que les contractans étendent ou réduisent à leur gré.

Ils ont résolu de vivre sous des lois ; ils s'en font donner par un législateur, et ce législateur, qui se charge d'instituer un peuple, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine. Il sait « que la meilleure des constitutions est celle qui dénature le plus l'homme et transforme chaque individu, qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont il reçoit en quelque sorte sa vie et son être. » Que parlez-vous encore de droits inaliénables, parce qu'ils sont naturels ? La loi est toute-puissante ; elle fait ce qu'il lui plaît, elle détermine comme elle l'entend la règle du juste et de l'injuste, elle décide quelle portion de lui-même tout individu doit aliéner pour devenir membre de la cité. Pourquoi dites-vous que tous les hommes naissent libres et égaux ? Cela n'était vrai qu'avant l’institution de la loi : « La loi, lisons-nous dans le Contrat social, peut statuer qu'il y aura des privilèges, et de même qu'elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, elle peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner les qualités qui donneront droit à l’entrée dans ces classes. »

Comment Rousseau eût-il été égalitaire à la façon des hommes de 1789 ? Il admirait beaucoup la constitution de son pays, et son pays était une république où les conditions étaient fort inégales. Gouvernée par des corps qui se recrutaient les uns les autres et par des magistrats pris dans un petit nombre de familles, en dépit de son conseil général, cette démocratie tenait beaucoup de l’oligarchie. On y distinguait jusqu'à cinq ordres d'habitans. Les sujets étaient de vrais sujets ; les natifs, privés de tout droit politique, ne possédaient qu'une partie des droits civils des bourgeois ; les bourgeois n'avaient pas tous les droits des citoyens ; ces citoyens, seuls dépositaires de la véritable volonté générale, formaient une classe privilégiée, et Rousseau en était. Il se plaît à nous rappeler dans ses Confessions, qu'il est né d'Isaac Rousseau, citoyen, et de Suzanne Bernard, citoyenne, et dans le Contrat social « qu'il est lui-même citoyen d'un état libre et membre du souverain. » Dans ses aigres discussions avec les magistrats de Genève, il n'a jamais plaidé la cause des natifs, ni demandé l'abolition des classes et le suffrage universel. Il estimait « que s'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, mais qu'un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes, qu'il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné, que le meilleur des régimes politiques est l'aristocratie élective,