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en Afrique ou en Australie. Il était heureux parce qu’il ignorait une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, et qui ont rendu les lois nécessaires. Il était bon parce que, n’ayant pas d’autre souci que celui de vivre et de se conserver, borné dans ses désirs qui ne passaient pas ses besoins physiques, il avait peu d’occasions d’être méchant. Les seuls biens qu’il connût dans l’univers étaient la nourriture, le repos et une femelle, et comme son imagination ne lui peignait rien, comme son cœur ne lui demandait rien, il ne prenait pas la peine de choisir cette femelle ni de désirer celle qu’il ne pouvait avoir ; la première venue lui suffisait, et on s’unissait fortuitement, « selon la rencontre et l’occasion. » Si l’homme naturel est bon, selon Rousseau, cela signifie tout simplement qu’un être sans besoins factices n’est capable de nuire que lorsqu’il a faim. « L’homme sauvage, quand il avait dîné, était en paix avec toute la nature et l’ami de tous ses semblables. » Mais quand il cherchait son dîner, il devenait dangereux, car il n’avait nulle notion du juste et de l’injuste. C’était, nous dit encore Rousseau, « un animal stupide et borné, » que la civilisation et la fatale habitude de réfléchir changeront « en animal dépravé. » Il faut être un Bernardin de Saint-Pierre pour croire aux vertus naturelles de l’homme. Il se tenait pour un disciple de Jean-Jacques, il n’était que son traducteur très charmant, mais très infidèle, un de ces traducteurs qui retranchent du système du maître tout ce qui effarouche la candeur de leur âme.

L’auteur d’un livre intéressant sur les Principes de 1789, M. Ferneuil, s’en prend à Rousseau du goût qu’avaient les constituans pour les abstractions, pour ce qu’il appelle la méthode géométrique, et de l’idée étrange qui leur vint « de mettre une déclaration des droits naturels et inaliénables de l’homme au frontispice de leur constitution[1]. Non, bonne ou mauvaise, ce n’est pas Rousseau qui leur donna cette idée. Le seul droit naturel qu’il reconnût est celui de ce sauvage préhistorique qui ne vivait pas en société et qui, ayant le droit de vivre, avait celui de prendre partout où il le trouvait tout ce qui était nécessaire à sa subsistance. En ce temps-là, les fruits étaient à tous, et la terre n’était à personne. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » La propriété que les constituans déclaraient « un droit inviolable, dont nul ne peut être privé, » était, selon Rousseau, la négation du droit naturel, et la société civile, établie pour obliger les hommes à respecter le bien d’autrui et la distinction du tien et

  1. Les Principes de 1789 et la Science sociale, par Th. Ferneuil. Paris, 1889 ; Hachette.