Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

car je connais mon injustice et mon crime se dresse sans cesse contre moi. »

Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette s’ouvrirent tout grands ; et, les regards envolés, les bras tendus vers les collines lointaines, elle dit d’une voix limpide et fraîche :

— Les voilà, les roses de l’éternel matin !

Ses yeux brillaient ; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce agenouillé l’enlaça de ses bras noirs.

— Ne meurs pas ! criait-il d’une voix étrange qu’il ne reconnaissait pas lui-même. Je t’aime, ne meurs pas ! Écoute, ma Thaïs. Je t’ai trompée ; je n’étais qu’un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela n’est rien. Il n’y a de vrai que la vie de la terre et l’amour des êtres. Je t’aime ! Ne meurs pas. Ce serait impossible ; tu es trop précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons, je t’emporterai bien loin dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée ; et dis : « Je vivrai, je veux vivre. » Thaïs ! Thaïs ! lève-toi !

Elle ne l’entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l’infini. Elle murmura :

— Le ciel s’ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints… Le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs ; il me sourit et m’appelle… Deux séraphins viennent à moi. Ils approchent… Qu’ils sont beaux !.. Je vois Dieu…

Elle poussa un soupir d’allégresse et sa tête retomba inerte sur l’oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée, la dévorait de désir, de rage et d’amour.

Albine lui cria :

— Va-t’en, maudit !

Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.

Paphnuce recula, chancelant, les yeux brûlés de flammes et sentant la terre s’ouvrir sous ses pas.

Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie :

— « Béni soit le Seigneur, le dieu d’Israël… »

Brusquement la voix s’arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face du moine et elles fuyaient d’épouvante en criant :

— Un vampire ! un vampire !

Il était devenu si hideux, qu’en passant la main sur son visage il sentit sa laideur.


ANATOLE FRANCE.