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avons dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus, la Foi, la Crainte, et l’Amour. »

Antoine demanda :

— Doux enfant, que vois-tu encore ?

Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l’abbé d’Antinoé. Une sainte épouvante pâlit son visage et ses prunelles reflétèrent des flammes invisibles.

— Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s’apprêtent à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d’une tour, d’une femme et d’un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge, le premier sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine, et ces noms sont Orgueil, Luxure et Doute. J’ai vu.

Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra dans sa simplicité. Et comme les moines d’Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le saint prononça ces seuls mots :

— Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l’adorer et nous taire.

Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l’horizon, l’enveloppait d’une gloire, et son ombre, démesurément grandie, par une faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les hommes.

Debout, mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n’entendait plus rien. Cette parole unique emplissait ses oreilles : « Thaïs va mourir. » Une telle pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie et voici que l’idée que la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément.

« Thaïs va mourir. » Parole incompréhensible !

« Thaïs va mourir. » En ces trois mots, quel sens terrible et nouveau ! « Thaïs va mourir. » Alors, pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création ? « Thaïs va mourir. » A quoi bon l’univers ? Soudain il bondit. «La revoir, la voir encore ! » Il se mit à courir. Il ne savait où il était, où il allait ; mais l’instinct le conduisait avec une entière certitude ; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvraient les hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des Nubiens et là, couché à l’avant, les yeux dévorant l’espace, il cria de douleur et de rage :

— Fou, fou que j’étais, de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore ! Fou, d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle ! ô démence ! j’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas senti que l’éternité bienheureuse