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le siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses courtisanes, je recherchais toutes sortes d’amours. Chaque nuit, je soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte et je ramenais chez moi celle qui m’avait plu davantage. Un saint tel que toi n’imaginerait jamais jusqu’où m’emportait la fureur de mes désirs. Il me suffira de te dire qu’elle n’épargnait ni les matrones ni les religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J’excitais par le vin l’ardeur de mes sens et l’on me citait avec raison pour le plus grand buveur de Madaura. Pourtant j’étais chrétien et je gardais, dans mes égaremens, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir dépérir rapidement aux atteintes d’un mal terrible. Ses genoux ne le soutenaient plus. Ses mains inquiètes refusaient de le servir ; ses yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que d’affreux mugissemens. Son esprit, plus pesant que son corps, sommeillait. Car pour le châtier d’avoir vécu comme les bêtes, Dieu l’avait changé en bête. La perte de mes biens m’avait déjà inspiré des réflexions salutaires, mais l’exemple de mon ami fut plus précieux encore : il fit une telle impression sur mon cœur que je quittai le monde et me retirai dans le désert. J’y goûte depuis vingt ans une paix que rien n’a troublée. J’exerce avec mes moines les professions de tisserand, d’architecte, de charpentier et même de scribe, quoiqu’à vrai dire j’aie peu de goût pour l’écriture, ayant toujours à la pensée préféré l’action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits sont sans rêves et j’estime que la grâce du Seigneur est en moi, parce qu’au milieu des péchés les plus horribles j’ai toujours gardé l’espérance.

En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura :

— Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui ai toujours observé tes commandemens ! Que ta justice est obscure, ô mon Dieu ! et que tes voies sont impénétrables ! Zozime étendit les bras :

— Regarde, père vénérable : on dirait, des deux côtés de l’horizon, des files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme nous, au-devant d’Antoine.

Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous, ils découvrirent un spectacle magnifique. L’armée des religieux s’étendait sur trois rangs en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du désert, la crosse à la main ; et leurs barbes pendaient jusqu’à terre. Les moines gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la