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joindre, comme de leur vivant et parfois, il croyait entendre le souffle léger des baisers. Tout lui était trouble, et maintenant, en l’absence de Dieu, il craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit :

— Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois, et, si je te montrais ce que j’ai vu, tu mourrais d’épouvante. Il y a des hommes qui portent, au milieu du front, un œil unique. Il y a des hommes qui n’ont qu’une jambe et marchent en sautant ; il y a des hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces hommes ?

C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans son esprit. La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour de grande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, et des milliers de larves, d’empuses, de lémures, y accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des satyres, mêlés à des faunesses, dansaient autour de lui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le craignaient plus. Ils l’accablaient de railleries, d’injures obscènes et de coups. Un jour, un diable qui n’était pas plus haut que le bras lui vola la corde dont il se ceignait les reins.

Il songeait :

— Pensée, où m’as-tu conduit ?

Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux larges feuilles croissaient dans l’ombre des palmes. Il en coupa des tiges, qu’il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et les réduisit en minces filamens, connue il l’avait vu faire aux cordiers, car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle qu’un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque contrariété : ils cessèrent leur vacarme, et la joueuse de théorbe elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant les liges des bananiers, rassurait son courage et sa foi.

— Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant à l’âme, elle a gardé l’espérance. En vain les diables, en vain cette damnée voudraient m’inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur répondrai par la bouche de l’apôtre Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu. » C’est ce que je crois fermement ; et, si ce que je crois est absurde, je le crois