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différens des organes. A force d’étudier ce qu’on nomme les maladies, j’en suis arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu’à les combattre. Il y en a qu’on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un désordre apparent, des harmonies profondes, et c’est certes une belle chose qu’une fièvre quarte ! Parfois certaines affections du corps déterminent une exaltation subite des facultés de l’esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s’étant fendu le crâne en tombant du haut d’un escalier, il devint l’habile avocat que tu sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché. D’ailleurs, son genre d’existence n’est pas aussi singulier qu’il te semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l’Inde qui peuvent garder une entière immobilité, non point seulement le long d’une année, mais durant vingt, trente et quarante ans.

— Par Jupiter ! s’écria Cotta, voilà une grande aberration ! Car L’homme est né pour agir et l’inertie est un crime impardonnable, puisqu’il est commis au préjudice de l’État. Je ne sais trop à quelle croyance rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu’on doit la rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j’étais gouverneur de Syrie, j’ai vu d’impurs symboles érigés sur les propylées de la ville d’Héra. Un homme y monte deux fois l’an et y demeure pendant sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuée de raison ; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Car j’estime qu’un fonctionnaire doit, non point abolir les usages des peuples, mais au contraire en assurer l’observation. Il n’appartient pas au gouvernement d’imposer des croyances ; son devoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et des races. S’il entreprend de les combattre, il se montre révolutionnaire par l’esprit, tyrannique dans ses actes, et il est justement détesté. D’ailleurs, comment s’élever au-dessus des superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant ? Aristée, je suis d’avis qu’on laisse ce néphélococcygien en paix dans les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n’est point en le violentant que je prendrai avantage sur Lui, mais bien en me rendant compte de ses pensées et de ses croyances.

Il souffla, toussa, posa la main sur l’épaule de son secrétaire :

— Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est recommandable d’enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités