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forgeron d’impostures, cette fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd’hui l’exactitude. Car il est vrai que les infamies des peuples entrent dans l’âme des saints pour s’y perdre comme dans un puits. Aussi, les âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n’en contint jamais l’âme d’un pécheur. Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers.

Mais voici qu’une grande rumeur s’éleva un jour dans la ville sainte et monta jusqu’aux oreilles de l’ascète : un très grand personnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotte d’Alexandrie, Lucius-Aurélius Cotta, va venir, il vient, il approche !

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait le nom de Stylopolis. Un matin, les Stylopolitains virent le fleuve tout couvert de voiles. À bord d’une galère dorée et tendue de pourpre, Cotta apparut, suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et s’avança accompagné d’un secrétaire qui portait ses tablettes et d’Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser. Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge était couverte de laticlaves et de costumes militaires. À quelques pas de la colonne, il s’arrêta et se mit à examiner le stylite en s’épongeant le front avec un pan de sa toge. D’un esprit naturellement curieux, il avait beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et méditait d’écrire, après l’histoire punique, un livre des choses singulières qu’il avait vues. Il semblait s’intéresser beaucoup au spectacle qui s’offrait à lui.

— Voilà qui est étrange ! disait-il, tout suant et soufflant. Et, — circonstance digne d’être rapportée, — cet homme est mon hôte. Oui, ce moine vint souper chez moi l’an passé ; après quoi il enleva une comédienne.

Et, se tournant vers son secrétaire :

— Note cela, enfant, sur mes tablettes ; ainsi que les dimensions de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.

Puis, s’épongeant le front de nouveau :

— Des personnes dignes de foi m’ont assuré que depuis un an qu’il est monté sur cette colonne, notre moine ne l’a pas quittée un moment. Aristée, cela est-il possible ?

— Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce serait impossible à un homme sain de corps et d’esprit. Ne sais-tu pas, Lucius, que les maladies de l’âme et du corps communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent pas les hommes bien portans. Et à vrai dire, il n’y a réellement ni bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états