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lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de l’Écriture, les miaulemens des femmes tombées en crise prophétique, les glapissemens des mendians qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiment des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des petits négrillons nus, courant partout pour offrir des bananes fraîches.

Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures, et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers, pour les brûler devant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, des torches, des lanternes, et ce n’était plus qu’ombres rouges et formes noires Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis, un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contait comment jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine, le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que son ombre répétait avec des déformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des cris d’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur des divans, se faisaient servir de la bière et du vin. Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènes religieuses et lascives. A l’écart, des jeunes hommes jouaient aux dés ou à la mourre, et des vieillards suivaient dans l’ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées s’élevait l’immuable colonne ; la tête aux cornes de vache regardait dans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le ciel et la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d’azur et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s’écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand vint la saison des pluies, l’eau du ciel, passant à travers les fentes de la toiture, inonda son corps ; ses membres engourdis devinrent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rongée par la rosée, sa peau se fendait ; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes. Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement, et il criait :

— Ce n’est pas assez. Dieu puissant ! Encore des tentations ! Encore des pensées immondes ! Encore de monstrueux désirs ! Seigneur, fais passer en moi toute la luxure des hommes, afin que je l’expie toute ! S’il est faux que la chienne d’Argos ait pris sur elle les péchés du monde, comme je l’ai entendu dire à certain