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dissimulation supérieure se fait par le silence, Le silence garde les secrets qui vous sont confiés ; cache les desseins qui ne peuvent réussir, une fois éventés ; ménage l’amour-propre des gens sur lesquels on porte au fond un jugement sévère. Le silence sert à tromper des adversaires qui croient que l’on ignore leurs mauvais desseins ; il dévore les offenses que l’on vengera par la suite ; il écarte les brouilles et les querelles stériles, en un mot, il évite le tort que des paroles inconsidérées feraient à autrui et à soi-même.

Il est dur, dira-t-on, de vivre dans une telle contrainte avec ses amis. Mais il faut toujours penser au plus grand mal qui peut advenir. Cette dissimulation par le silence a même l’avantage d’épargner l’autre, bien plus périlleuse, celle qui se fait par la parole et « qui conduit l’esprit entre deux écueils, le blâme de la menterie et le péril de la vérité. »

Si pourtant on est acculé et qu’on ne puisse pas se taire ? Alors, le jeune évêque n’ose aller jusqu’au bout de sa pensée et conseiller le mensonge ; il s’en tire par une métaphore, empruntée au langage des camps : « Il faut, en ces occurrences, dit-il, faire des réponses semblables aux retraites qui, sans fuir, sans désordre et sans combattre, sauvent les hommes et les bagages. »

Ce court mémoire donne une juste idée de l’âme du jeune Français qui se préparait à affronter, vers l’année 1610, les périls de la carrière politique. Le but qu’il se propose, c’est la faveur du roi ; son champ d’action, c’est la cour ; ses moyens sont la persévérance, la souplesse, la dissimulation.

L’intrigue n’a pas le caractère extérieur et tempétueux des siècles de liberté. Elle est toute couverte, lente, attentive, repliée sur elle-même, jusqu’au jour où elle s’élance d’un bond. L’exercice constant de la volonté, le zèle et la grâce souriante, telles sont les qualités qui assurent le succès. Ce sont éminemment des qualités sociables. Tout repose sur les relations du monde, sur la confiance qu’on inspire ou mieux encore sur le charme qu’on exerce. Tout dépend d’une fantaisie, d’un caprice du monarque, — il faut répéter le mot, — de sa faveur.

Richelieu, dans ce court mémoire, ne parle pas des femmes. Il leur devra pourtant ses premiers succès. C’est elles qui lui ouvriront le chemin. Le jeune prélat élégant, fin, à l’œil clair, dont la robe dissimulait à peine la tournure de cavalier, devait penser souvent à elles. Mais Henri IV vivait encore. Richelieu ne pouvait prévoir le gouvernement de Marie de Médicis, ni l’étrange fascination qu’il devait, un jour, exercer sur elle.

La mort de Henri IV fut, pour le jeune évêque, une heure décisive.