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accompagné de prières et de sacrifices. Le magistrat municipal, le fonctionnaire de l’empire, le soldat et l’officier ne pouvaient se dispenser sous aucun prétexte de prendre part à des cérémonies qui se célébraient pour l’état et le prince. A la vérité, c’étaient ordinairement de pures formalités qui n’engageaient guère la conscience. La religion officielle ne consistait qu’en pratiques extérieures auxquelles la plupart des gens attachaient si peu de signification qu’ils ne comprenaient pas qu’on eût quelque scrupule à les accomplir. « Pourquoi, disait-on aux chrétiens, ne pas consentir à brûler un peu d’encens et à murmurer quelques prières devant la statue de Jupiter ? » et, s’ils s’y refusaient, les plus doux, les plus démens de leurs ennemis, comme Pline le Jeune, perdaient patience et les traitaient d’orgueilleux, d’entêtés, dont l’obstination méritait tous les supplices. Que fallait-il donc faire ? devait-on, en se faisant chrétien, quitter le rang qu’on occupait dans le monde, s’éloigner de la carrière qu’on avait jusque-là suivie, cesser d’être décurion ou duumvir dans sa ville natale, tribun ou centurion dans l’armée, procurateur de César, administrateur ou fonctionnaire ? et même, si l’on ne pouvait pas échapper autrement à la contagion de l’idolâtrie, était-on forcé de renoncer à toutes les habitudes de la vie intime, aux réunions de la famille ou de l’amitié, et de se condamner à une sorte de retraite ou de sécession dans l’intérieur de la maison ? Ces questions préoccupaient douloureusement la société chrétienne, d’autant plus qu’elles n’étaient pas résolues par tous les docteurs de la même manière. Les plus doux étaient portés à rassurer les âmes troublées et se prêtaient volontiers à des accommodemens qui permettaient aux fidèles de garder leur foi sans abandonner leur position ; mais il y en avait aussi de rigoureux, à qui les moindres compromis paraissaient des crimes.

Je n’ai pas besoin de dire de quel côté se trouvait Tertullien. Personne ne sera surpris qu’avec le caractère qu’on lui connaît il fût au premier rang de ceux qui ne voulaient pas entendre parler de concessions. Nous avons un traité de lui contre l’idolâtrie (De Idololatria), qui est bien connu et qu’on a souvent cité et analysé, mais auquel il faut toujours revenir quand on veut avoir une idée de la situation des chrétiens et des embarras cruels auxquels ils étaient alors livrés. Il y traite à sa manière quelques-unes des questions que les fidèles posaient avec anxiété aux docteurs de l’église. Il commence par celles qui semblent les plus faciles à résoudre. Et d’abord il se demande si un chrétien peut fabriquer des idoles ; assurément non, puisqu’il sert ainsi la cause d’une religion ennemie. On a beau dire qu’on les fabrique, mais qu’il ne les adore pas : « Tu les adores, répond Tertullien, puisque c’est grâce à toi