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Cette nouveauté n’eut aucun succès, ni au moment même, ni depuis. Les hébraïsans qui en ont parlé l’ont rejetée, sans daigner même la discuter, comme une fantaisie qui ne pouvait être prise au sérieux ; ceux-là seulement l’ont ménagée qui n’en ont rien dit » Parmi ceux, qui l’ont écartée, il y a tel juge dont le jugement est d’un grand poids, soit à cause de sa science, soit quand je considère la hardiesse et la largeur de sa pensée. Mais, je viens de donner à l’étude de cette question une année entière, pendant laquelle j’en ai fait le sujet d’un cours public, et cette étude a produit en moi une telle conviction, qu’il m’est devenu impossible de me rendre même aux autorités les plus hautes. Je me propose donc aujourd’hui de reprendre la question, en développant et en complétant les argumens produits jusqu’alors, pour établir que les écrits qui portent les noms d’Isaïe, de Jérémie, d’Ezébiel et de ceux qu’on appelle les Douze, se sont produits, non au VIIIe, au VIIe et au VIe siècle avant notre ère, à l’occasion des catastrophes qui ont détruit les royaumes d’Israël et de Juda, mais à la fin seulement du IIe siècle, à la suite de la lut te que Juda eut à soutenir dans ce siècle contre les rois grecs de Syrie, et qui aboutit à son affranchissement sous la conduite des Asmonées[1].

Mais quand je parle d’idées nouvelles, je ne veux nullement dire qu’il fut nouveau de reconnaître, dans les écrits des Prophètes, des événemens de l’époque des Asmonées. Dans le cas où on ne s’en serait pas aperçu jusqu’à notre temps, je me défierais fort d’une pareille idée. Si les traces des événemens du IIe siècle sont visibles dans les livres des Prophètes ? tant de savans commentateurs, qui étudiaient ces livres depuis trois, siècles, ne pouvaient ne pas reconnaître ces traces, et ils les ont reconnues en effet. Seulement, ils n’ont pas tiré la conclusion, qui semble pourtant inévitable, que ces livres sont donc postérieurs aux événemens qui s’y laissent voir. C’est que ces exégètes, et ceux pour qui ils écrivaient, vivaient sous l’empire de la croyance générale au surnaturel. Ils admettaient, qu’il y avait eu de véritables prophètes, et de véritables prophéties où l’avenir était, prédit. Dès lors il pouvait l’être tout aussi bien à courte ou à longue distance. Et il n’y avait pas d’impossibilité à ce qu’un voyant du VIIIe siècle eût

  1. Un hébraïsant, M. Maurice Vernes, de l’École des hautes études (section des sciences religieuses), était le seul qui, sans adopter ces idées nouvelles, les eût combattues dans des articles étudiés, et par des argumens auxquels il y aura à répondre. Revue critique de 1879). Et, tout récemment, dans une leçon d’ouverture de son cours, M. Vernes s’est séparé absolument de la tradition généralement admise sur l’âge des Prophètes. Il les place longtemps après la captivité de Babylone, entre l’an 400 et l’an 200 avant notre ère : il refuse de descendre plus bas. Je n’ai donc pas le droit de le compter comme adhérant aux idées que je viens défendre ; mais il m’est permis de me féliciter qu’il s’en soit tant rapproché.