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en parlant des Juifs : « Leurs livres, à eux, dépassaient de beaucoup en antiquité ceux des Grecs. »

Dans les pays protestans, la critique avait pu s’introduire. Spinosa avait ouvert la voie ; d’autres y ont marché plus ou moins librement, et ont étudié la Bible comme on doit étudier tous les livres. La tradition en a été infirmée, et en grande partie abandonnée. Pour reconnaître à quel point on en est arrivé aujourd’hui, il suffit de consulter la Bible de M. Edouard Reuss, dont M. Renan écrivait, dans un Rapport à la Société asiatique (1877), qu’elle présente « à peu près les derniers résultats de la critique et de l’exégèse. » On y voit quelles libertés la science maintenant peut prendre avec la tradition. Spinosa avait attribué à Esdras, d’après un témoignage de Tertullien[1], la composition du Pentatenque ; M. Reuss en fait descendre un siècle plus bas la rédaction définitive[2]. Et pour ce qui est des Psaumes, il ne craint pas de reporter ces prétendus chants de David jusqu’à l’époque des Asmonées, c’est-à-dire jusqu’à la fin du IIe siècle avant notre ère, et il croit pouvoir ajouter qu’on en trouverait difficilement dans le nombre qui pussent contredire cette hypothèse.

Mais, par une exception bien faite pour étonner, cette hardiesse, qui dérange si résolument, sur tant de points si importans, les idées longtemps reçues, s’arrête devant les Prophètes. La tradition qui les fait remonter jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère, ou tout au moins au VIIe ou au Vie, a été acceptée de tous. Ni M. Reuss, ni personne, à ma connaissance, ne s’est écarté là-dessus de la tradition ; et Isaïe, par exemple, continue d’être regardé par tout le monde comme un contemporain de Salmanasar.

Cependant un critique français, en 1877, conçut à ce sujet un doute. Ce critique n’était pas un hébraïsant, mais il avait lu attentivement les Prophètes, en s’aidant de toutes les ressources que les hébraïsans fournissent pour cette étude aux profanes. Et ces ressources sont considérables, car les textes bibliques sont d’abord peu volumineux, et ces textes étant sacrés, il ne s’y trouve pas une phrase, il faut même dire pas un mot, qui n’ait été commenté de manière à en permettre à tout lecteur intelligent l’interprétation parfaite. Cette lecture l’amena à reconnaître que la tradition n’était qu’une erreur, et que les livres prophétiques, loin d’avoir la haute antiquité qu’on leur attribuait, n’avaient été écrits qu’à la fin du IIe siècle avant notre ère. C’est ce qu’il exposa d’abord dans la Revue politique et littéraire, puis dans le Christianisme et ses origines, tome III, 1878.

  1. De cultu feminarum, 1-3.
  2. Introduction au Pentateuque, p. 261.