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Sicile. L’orchestre et les chœurs ont lutté de vitesse : là-bas on appelle cela de l’entrain. Aussi bien, nous ne nous ferons jamais aux modes italiennes, à l’exagération de ces voix, au goût bizarre de ce style. Nous n’aimons pas qu’on chante du nez ou de la gorge, et qu’un ténor, qu’il s’appelle Marconi, Gayarré ou Tamagno, ail la voix d’un canard qui aurait avalé un hautbois. Il faut croire, par respect pour nos-pères, que les Rubini et les Mario n’avaient pas le timbre doublement nasillard de cet instrument et de cet oiseau.

Mais Orphée ! Voilà de quoi faire oublier tous les puritains d’Italie. Nous ne l’avions jamais entendu, et mieux vaut encore l’entendre en italien et aux. Italiens que pas du tout. L’œuvre a triomphé de l’interprétation. Sans être Italienne, Mme Hastreiter a chanté et joué avec des défauts tout italiens le rôle terrible que depuis trente ans le souvenir de Mme Viardot rend chez nous inabordable. Quelquefois cependant, par exemple dans la scène muette où Orphée cherche à deviner Eurydice au milieu des ombres, l’artiste a montré de l’intelligence et un certain sentiment dramatique, mais une intelligence un peu triviale, un sentiment sans assez de nuances et de goût.

Quant à la mise en scène, elle était étonnante, et toute autre œuvre qu’Orphée en aurait pâti jusqu’à en mourir. L’enfer, et les champs élysées ont semblé également, bien que différemment ridicules. Nous faisions ce soir-là des péchés d’envie rétrospective en entendant rappeler avec enthousiasme l’Orphée d’autrefois ; celui de M. Carvalho et de Mme Viardot. Il paraît qu’alors les Champs Élysées ne prêtaient pas à rire, qu’une lumière aussi douce que la musique se jouait sur les blanches tuniques des ombres heureuses, que Mme Viardot avait, pour reconnaître Eurydice et l’entraîner, une pantomime admirable. Nous n’avons vu que des clartés crues darder sur des costumes criards, des cuirasses de zinc doré et des casques de pompiers. Eurydice et les ombres faisaient des groupes, comme dans l’autre Orphée, celui aux enfers. Et de quel train s’est joué l’ouvrage ! Avec quelle célérité méridionale Orphée parlait aux monstres, qui ne lui répondaient pas moins vivement. Gluck a beau ne pas avoir indiqué les mouvemens ; il ne faudrait pas lui prêter ceux-là.

Bien que défiguré, le chef-d’œuvre nous a fait un plaisir extrême, et nous savons gré à l’imprésario qui l’a représenté de son mieux. La scène funèbre du premier acte, le tableau de l’enfer, l’entrée d’Orphée aux champs-élysées, l’air : J’ai perdu mon Eurydice, tout cela est sublime, beau d’une beauté qui n’a pas encore été dépassée, ni même, quoi qu’on en dise, imitée ou continuée. Je me demandais en écoutant Orphée, comment certaine école pouvait obstinément assimiler le génie de Wagner au génie de Gluck. Pour un seul principe commun : la vérité dans la déclamation ; principe dont Wagner ne fut ni le premier