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Heureux progrès, si l’on songe qu’à défaut de cette sorcellerie charmante, la plupart de ces hommes iraient s’abêtir aux désolantes inepties du café-concert. Qui sait d’ailleurs si la fontaine lumineuse, aujourd’hui simple objet d’agrément, ne sera pas pour le peintre et le savant l’occasion de pensées, d’expériences fécondes ? Il est à croire qu’ils en retireront quelque profit pour la théorie des couleurs, l’étude des phénomènes de réfraction et les autres parties de l’optique. Le divertissement des badauds amènera un Helmholtz ou un Chevreul à réfléchir sur des problèmes imparfaitement résolus, à chercher de nouvelles applications de leurs connaissances. Pendant que nous souhaitons, souhaitons d’emblée un Goethe qui nous donne la transcription intellectuelle de ce spectacle : un livre où sa raison étudiera les principes abstraits, les lois profondes cachées dans les choses comme cette lumière dans les galeries souterraines ; et des poèmes où son imagination les transmuera en formes sensibles, en fantaisies éblouissantes comme ces gerbes d’eaux enchantées.

Pour le quart d’heure, — constatons ici ce qui nous apparaîtra partout, — c’est l’ingénieur qui est le poète, un poète en action. Celui de ce département, M. Bechmann, a eu l’obligeance de me conduire dans son petit enfer et de m’en montrer le mécanisme. On a déjà lu partout l’explication du système ; on sait qu’il est fondé sur la découverte d’un physicien suisse, Coladon. Cet observateur avait remarqué qu’une chute d’eau dévie et entraîne en l’absorbant le rayon de lumière qu’elle reçoit horizontalement. La loi demeure efficace pour un jet perpendiculaire, éclairé par en bas. L’application, très simple en somme, fut d’abord essayée en Angleterre. D’où un inconvénient : les personnes qui ont vu les fontaines lumineuses de l’autre côté de la Manche, — où c’était beaucoup mieux, naturellement, — tiennent ici le rôle fâcheux du voisin de stalle qui a vu Rachel, à la Comédie-Française, et qui ne vous permet pas de prendre plaisir au jeu d’une autre interprète. Qu’elles se rassurent : ces mêmes Anglais sont venus installer et manœuvrer à Paris les mêmes appareils, sous le grand bassin circulaire ; leur chef envoie les commandemens, de la tourelle où il médite les combinaisons de couleurs. Deux fils électriques portent une dérivation de sa pensée à l’équipe française, établie sous le bassin supérieur et sous le groupe décoratif de M. Coutan.

Il suffit de traverser les deux chantiers pour apercevoir la différence des deux races. Les Anglais ont tout apporté de chez eux, jusqu’aux charpentes ; ils se sont installés les premiers, à leur mode, refusant de rien changer aux machines qui leur avaient réussi une fois ; ils font leur besogne avec calme et ponctualité, sans erreurs